"Soleil d'août" est une grande nouvelle mise en ligne par
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9 Le dilemme de Rolando Quant à lui, Rolando reprit sa déambulation agitée après une brève halte. Il gagna le quai des Fleurs et se dirigea vers l’ouest de Paris. Tout en marchant, il contemplait la Seine qui semblait sur le point de s’évanouir, sous le couvercle de plomb arc-bouté sur ses rives. Il pensait à Sabrina, regrettait de ne pouvoir la rencontrer. Au cours des six mois écoulés depuis leur rupture, il ne lui avait téléphoné ni écrit, quoiqu’il en ait eu souvent l’envie. Il lui avait juste adressé, un soir que la nostalgie le rendit particulièrement vulnérable, un SMS qui n’était en fait que le vertige du désir concentré en quelques mots : « Je suis un arbre dont les racines plongent dans ta chair, je dépéris si tu me prives de ta sève. Fais souffler sur moi le vent de ta colère, écorche-moi de tes ongles assoiffées de vengeance, arrache-moi les racines qui me font vivre si je te fais de l’ombre, mais, de grâce, n’ignore pas mon existence. » Cet appel émouvant resta sans réponse. Peut-être n’était-il pas parvenu à sa destination, se disait-il en y pensant ; des messages tombaient dans le vide tous jours, sans qu’on puisse vérifier quelle en était la raison exacte. Il était possible, néanmoins, que Sabrina l’ait reçu et peut-être même lu. Peut-être l’avait-elle effacé par mégarde, sans en avoir pris connaissance de son contenu. Ce désagrément arrivait aussi quelquefois, mais dans tous les cas, il chercherait l’occasion de lui expliquer de vive voix le sens de sa métaphore. Malgré ces conjectures optimistes sur la nature de Sabrina, Rolando s’était enfermé dans un silence tenace. Il appréhendait qu’elle ne le détrompe vertement et sans appel, dans le ton cassant dont elle avait le secret quand elle en voulait à quelqu’un, brisant d’un coup toutes les chances de réconciliation. Il se demandait parfois si elle n’avait pas pris un nouvel amant. Si tel était le cas, elle était capable de lui dire la vérité sur-le-champ, sans détour ni ménagement : « J’aime un autre home, je ne veux plus te voir. » Il avait encore à l’esprit ces paroles dures qu’elle lui avait dit un jour au téléphone, comme il faisait valoir que les disputes sont toujours émaillées de vilains mots qu’on regrette après coup.
Ce fut à cette occasion, se rendant compte que Sabrina était prête à le quitter sans un motif raisonnable, qu’il avait conçu le scénario suivant lequel sa maîtresse aurait quelqu’un qui cherchait à la séduire, lui faisant miroiter le grand bonheur. Cela expliquerait sa désaffection soudaine, ses exigences de plus en plus pressantes, qui avaient fini par les conduire à la rupture. Il n’empêche qu’au plus profond de lui-même, il ne croyait pas qu’elle soit amoureuse d’un autre. Elle aurait pu se laisser aller, par désespoir, à des aventures d'un soir qui, in fine, ne pouvait qu’accroître son malheur, si elle l’aimait encore comme il en était persuadé. Bien entendu, s’il revenait vers Sabrina, le regard soumis, prêt à lui présenter d’une voix contrite ses excuses les plus sincères, elle ne se jetterait pas à son cou sans plus attendre. Au contraire, elle lui ferait des remontrances devant lesquelles il se devait d’adopter une attitude conciliante, attendant que sa colère s’estompe. Puis, avant de prendre congé, il serait en droit de lui demander un rendez-vous avec de réelles chances de succès. C’était de cette façon que les choses se passaient d’habitude après chaque dispute, et le fait qu’il ait mis six mois à rétablir le contact ne devait guère changer la donne ; le tout était de savoir s’y prendre. Seulement, l’idée qu’il pouvait renouer sa liaison avec Sabrina rendait Rolando mélancolique, car il voyait aussitôt se dresser les obstacles qu’il lui fallait surmonter, s’il voulait accéder à un bonheur durable. A bien réfléchir, étant donné que Sabrina tenait à faire vie commune avec lui, il valait mieux que la réconciliation n’ait pas lieu ; sa situation n’avait pas changé et il n’était pas question pour lui de quitter sa femme, vouant Vianella aux traumatismes du divorce. Il restait attaché à la Nymphe du Marais, comme il appelait parfois sa maîtresse, et puisqu’ils ne pouvaient pas vivre ensemble dans les conditions actuelles, il voulait au moins, pour l’instant, pouvoir rêver qu’un jour le destin les réunirait avec des perspectives d’avenir. A vrai dire, il tenait beaucoup aux deux femmes de sa vie, il lui était aussi douloureux de renoncer à l’une qu’à l’autre. Luisa était l’amie d’enfance et la mère de sa fille ; ils avaient commencé de s’aimer sur le chemin de l’école ; mais l’amour de Sabrina lui avait ouvert de nouveaux horizons sur le plan amoureux, social et humain, donnant une autre dimension à ses projets d’avenir.
Rolando revint vers l’Hôtel de Ville. La fatigue lui ramollissait les membres, ses jambes courbatues devenaient si lourdes qu’il avait du mal à se déplacer. Il était temps de se rendre au commissariat qui se trouvait du côté de Barbès. Il songeait à prendre le métro pour y arriver plus rapidement. Mais il lui fallait se désaltérer auparavant ; il avait le gosier sec et la bouche pâteuse, et au surplus, la gêne respiratoire, à cause de l’air vicié, se faisait de nouveau sentir. Le logo rouge du « Quick » attira son attention de l’autre côté de la place de l’Hôtel de Ville, qu’il traversa aussi vite qu’il lui était possible sous le soleil suffocant, la tête relevée pour remplir mieux ses poumons d’air, qu’il rejetait ensuite dans un bruit sifflant de marmite en ébullition. Il commanda une bouteille d’eau fraîche et un thé chaud, remarqua avec plaisir que personne ne s’en étonnait et que les boissons rafraîchissantes ne faisaient pas défaut dans le restaurant, contrairement au café de la place où sévissait déjà la pénurie. Il monta à l’étage un plateau entre les mains et prit place sur une banquette rouge qui, juxtaposée à une autre du même genre, bien que plus longue, faisait l’angle de la salle à côté de l’escalier. Au lieu de verser l’eau dans le gobelet prévu à cet effet, il vida la bouteille d’un trait à même le goulot, malgré ses difficultés respiratoires. Ensuite, il prit le temps de déguster le thé, et comme il regardait les gens attablés devant lui, se disant qu’il s’y trouvait peut-être quelqu’un qu’il connaissait, ses yeux tombèrent sur un téléphone à usage des consommateurs, accroché sur le mur. Il décida de rappeler Sabrina. Il s’approcha du téléphone, décrocha le combiné et composa son numéro avec des gestes précis, l’air confiant. Mais il comprit bientôt que l’appel n’allait pas aboutir. Il essaya plusieurs reprises, mais, chaque fois, il n’entendait que le message décourageant de l’opératrice. Sa physionomie se décomposa prenant les traits de la mélancolie. Elle avait débranché le téléphone, parce qu'elle ne voulait pas être dérangée par des supplications qui ne l’émouvaient pas outre mesure. Il songea à la vie médiocre qu’il menait depuis de longues années. Il refusait de se laisser enliser dans le train-train d’une existence morne, enterrée dans la grisaille d’une cité de banlieue. Il avait besoin d’expériences nouvelles, aventureuses si possible, pour échapper au monde ouvrier désespérément vide, dont les distractions principales pouvaient se résumer en trois mots : canapé, télé, hypermarché. Sa liaison avec Sabrina n’était pas une banale succession de rapports amoureux, plus ou moins réussis sur le plan orgasmique. Elle lui avait permis de regarder sa vie intérieure sous un jour différent ; elle avait mis en évidence des aspects essentiels de sa nature, son besoin de liberté, sa soif d’absolu, par exemple, lui avait inspiré d’autres formes de bonheur que celles qui étaient communément poursuivies dans la société rétrograde où il avait grandi. Au reste, il refusait le statut d’immigré nostalgique de sa terre natale, donnant au travail des heures qu’il volait à son repos, achetant juste ce dont il avait besoin, thésaurisant le plus possible pour réaliser le rêve de rentrer au pays en possession d’un bon pécule et quelques expériences à raconter aux compatriotes. Rolando se sentait chez lui en France, depuis qu’il avait compris que l’amour entre un homme et une femme, sensuel par nature, pouvait en même temps être spirituel, subtil, à condition d’avoir le français pour idiome.
Revenant s’asseoir sur la banquette rouge, Rolando se demandait s’il retrouverait un jour le bonheur perdu. Sabrina allait tranquillement son chemin, alors qu’il se morfondait le long des quais, au risque de sa vie. Peut-être même n’avait-elle jamais envisagé leur liaison comme un simple épisode dans sa vie amoureuse. Il était possible que sa joie d’aimer, où il crut pourtant voir toutes les marques de la sincérité, ne soit que superficielle, versatile, comme son rire qui faisait parfois place aux larmes. Contrairement à son bonheur si harmonieux dans toutes ses composantes – il pensait que même les disputes y jouaient un rôle dans la mesure où elles lui redonnaient de l’intensité – qu’il avait parfois la sensation de vivre un rêve éveillé.
La période pendant laquelle lui et Sabrina avaient été amants fut éblouissante, se dit-il, coupant court à ses doutes. Le paysage monotone de sa banlieue rehaussait par contraste l’éclat des décors somptueux où s’était déroulé leur roman. Sabrina l’emmenait, de la Butte aux Cailles à la place du Tertre, dans des endroits touristiques qui méritaient d’être contemplés, mais aussi à la découverte de coins moins connus dont le calme et le pittoresque étaient plus agréables aux âmes enivrées. Une fois, au détour d’une ruelle où il se laissait conduire en toute confiance, Sabrina l’entraîna dans un coupe-gorge obscur, finissant en cul-de-sac peu fréquenté ; elle lui raconta une sanglante histoire de meurtre qui, selon la légende, avait été perpétré dans ce sombre lieu ; et, comme elle levait le bras imitant le tueur qui s’apprêtait à frapper la victime de son poignard, elle se retourna brusquement vers Rolando, puis elle se pendit à son cou nouant les jambes autour de sa taille. « Etouffe-moi de baisers, c’est plus doux.» Mais très vite, avant qu’il ne soit excité par son geste audacieux, elle défit l'étreinte, pour courir vers une maison abandonnée qui tombait en ruines. Il la suivit sans trop se hâter, se trouva dans une cour envahie par des ronces. Il vit Sabrina accoudée à une fenêtre du premier étage de la maison ; elle le narguait, un sourire coquin aux lèvres. – Descends, tu as vu l’heure qu’il est ? dit-il mettant en relief la montre qu’il portait au poignet. – Il n’y a pas d’heures pour s’aimer. J’attends mon noble amant qui a dû faire beaucoup de chemin pour me retrouver. Il m’apporte un bouquet de roses rouges cueillies dans les roseraies du Tage, dit-elle, polissonne, léchant ses lèvres du bout de la langue. Puis, les yeux fermés, écartant ses narines frémissantes, elle fit semblant de humer voluptueusement des fleurs imaginaires. – Je vois que tu crois encore au prince charmant. Pourtant, tu connais la nature de l’amour pour l’avoir vu cent fois tout nu. Je pensais que les princes charmants et les vaillants chevaliers étaient une illusion de jeune fille, pour qui l’amour n’est qu’un rêve éveillé, dit Rolando, qui commençait à se prendre au jeu. – On peut avoir des fantaisies amoureuses à tout âge. Il est revenu du Portugal déguisé en immigré, il s’était réfugié là-bas pour échapper à une conspiration tramée par ses ennemis. Mais il a un cœur noble, ne manque pas de panache ; et en plus, on dirait qu’il a volé aux dieux le feu de l’amour, dit-elle avec une expression de ravissement sur la figure, tendant les bras pour accueillir son visiteur. Rolando s’élança dans l’escalier avec l’intention de rejoindre Sabrina. Mais, quand il arriva sur le palier, il poussa une porte au hasard et fut surpris devant la pièce qui s’ouvrit devant ses yeux. Il y voyait des accessoires de théâtre sur des portants alignés. La partie encore habitable de la maison avait été squattée par une troupe de théâtre de rue. Il passa une cape noire sur ses épaules, chaussa des bottes à tige haute recouvrant le genou ; il mit ensuite un chapeau emplumé de mousquetaire, et enfin, décrocha une des épées qui pendaient sur le mur. Accoutré de la sorte, le voilà dans la peau d’un preux chevalier, faisant irruption dans la pièce où se trouvait Sabrina. |
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Soleil d'août
appartient au recueil Romans
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