"Soleil d'août" est une grande nouvelle mise en ligne par
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Le prêcheur mauve
Il relit cette phrase plusieurs fois, s’assura qu’il l’avait apprise par cœur. Il était étonné de constater qu’elle exprimait le sentiment qu’il éprouvait lui-même, errant à travers la ville. Il venait de frôler la mort. Il y avait échappé par miracle. Il prit conscience tout à coup qu’il ne pouvait mourir en paix, s’il n’avait pas revu Sabrina auparavant. Il aurait voulu l’appeler là, sur-le-champ, mais il avait oublié son téléphone portable. Ce n’était pas un problème, néanmoins, pourvu qu’elle n’ait pas changé de numéro. Il entra dans un café, commanda une grande bouteille d’eau fraîche. Comme le serveur lui apportait la boisson, il lui demanda où il pouvait trouver une cabine téléphonique, et il se munit d’assez de pièces pour une heure de communication. Lorsque la liaison aboutit, il éprouva une grande émotion, en entendant la voix de Sabrina. – Allô ! – Bonjour, Sabrina, dit-il d’une voix altérée. Je te dois des excuses. Si tu savais combien je regrette ma réaction stupide l’autre fois. Si tu étais près de moi, je te demanderais pardon à genoux. – Pourquoi tout ce temps ? – J’ai cru à tort que je pouvais t’oublier. Je n’ai jamais cessé de penser à toi. Il m’arrive d’apercevoir dans la rue un profil qui ressemble au tien. Je me dépêche de courir vers toi, mais je me rends compte que ce n’était qu’un mirage, une hallucination. – Je ne suis pas à Paris en ce moment. Ma grand-mère a été hospitalisée à cause de la chaleur. Je vais lui rendre visite. Avant de raccrocher, Rolando fit un résumé de sa situation à Sabrina, ses démêlées avec la police, son rendez-vous au commissariat. Puis, il mit l’accent sur la crise d’asthme qui avait failli l’étouffer. Une nouvelle crise risquait de survenir dans l’atmosphère surchauffée, épaissie par des gaz délétères. Il avait grand besoin de « Ventoline » à portée de main. – Je suis trop loin pour venir à ton secours, dit Sabrina. – Mais peux-tu au moins me pardonner mon insupportable goujaterie ? Je mourrais en paix, le cas échéant. – Je ne peux rien te promettre, ma blessure n’est pas encore cicatrisée. – Je te comprends. A un de ces jours, si j'arrive à sortir d'ici vivant. Il se trouvait dans l’île de la Cité, se dirigea vers le jardin de l’archevêché où quelques dizaines de personnes s’étaient rassemblées autour d’un grand escogriffe à barbe biblique, habillé de mauve des pieds à la tête, y compris les souliers et le chapeau à larges bords. Il prêchait debout sur un banc, mimait des bras tendus une porte à deux battants qui s’ouvre, lentement, comme s'il brassait au-dessus de l’auditoire le magnétisme de sa parole.
Rolando s’arrêta un peu l’écart. Il se demanda s’il s’agissait d’un mystique ou d’un fou. Peut-être, le prêcheur incarnait-il un mystique fou ou un fou mystique, il n’y avait pas une grande différence entre les deux. Si l’on tenait compte de la fièvre du thermomètre dont le mercure grimpait à des sommets jamais atteints, exacerbant les passions et jetant dans le délire des esprits échauffés. Il se rapprocha de l’auditoire, afin d’écouter ce que disait le grand escogriffe barbu, clown pathétique dans son accoutrement mauve. « Dieu existe-t-il ? Voilà une question qui dépasse la raison. Il est parmi vous des personnes qui croient en lui sans trop se demander pourquoi, et d’autres qui, parce qu’elles doutent, aimeraient bien qu’on leur donne des raisons d’espérer. Réfléchissons un peu ensemble, si vous le voulez bien. Aucun homme, aussi loin qu’on puisse remonter dans le temps, aucun homme, fût-il le plus doué, le plus savant de son époque, n’a pu apporter une réponse concluante à cette question fondamentale : Dieu existe-t-il ? La rhétorique subtile, souvent incompréhensible, des théologiens et des philosophes, ne prouve pas autre chose que leur incapacité à découvrir la vérité. Sur ce sujet, on a fait couler un fleuve d’encre sur une montagne de papier, pour aboutir à un résultat à proprement parler nul. » « Nous verrons qu’il est plus facile de nier l’existence de Dieu que de l’affirmer. Si le monde n’est pas encore une vallée de larmes peuplée par quatre-vingt-dix pour cent d’athées, c’est parce que l’être humain éprouve naturellement le besoin de donner un sens à sa vie, et pour ce faire, il se tourne vers la religion. Moi, je vous dis : émancipez-vous, mes frères ! Renoncez à l’illusion d’une vie après la mort ! Il est beaucoup plus salutaire de chercher en soi-même un but à son existence. » « Mais poussons encore plus loin notre réflexion. Si nous nous reportons à la bible, nous voyons que Dieu a bâti l’univers en six jours. Il a créé les étoiles, les mers, les forêts, le soleil et les nuages. Puis il a façonné l’homme à son image pour qu’il puisse contempler son œuvre grandiose, et il l’a placé dans un paradis terrestre. Jusque-là, il n’y a rien à dire : un père normalement constitué veut le bonheur de ses enfants. Mais Adam et Eve lui ont désobéi, bafouant sa loi. Alors, Dieu a été pris d’une immense colère et il a dit au couple fondateur de l’humanité : maintenant débrouillez-vous tout seuls. » « Regardant de près la situation, nous ne pouvons pas nous empêcher de penser que le sort d’Adam et Eve était scellé depuis le moment où le Créateur leur a insufflé la vie. En effet, mettant le fruit prohibé à portée de leurs mains, Dieu ne pouvait pas ne pas savoir qu’Eve allait le cueillir. On peut donc dire que la chute avait été voulue, décidée par avance, et la colère tonitruante de Dieu n’était que de la comédie. Maintenant, dites-moi, vous qui avez des enfants ou espérez en avoir, mettriez-vous à leur portée un gâteau empoisonné ? » «Cependant, qu’Adam et Eve aient été chassés du paradis parce qu’ils n’ont pas respecté la volonté de Dieu, on peut à la limite l’admettre. Par contre, à la lumière de l’amour que nous éprouvons pour nos enfants, il nous est difficile d’accepter que la punition soit irrévocable, définitive. Surtout, si l’on tient compte qu’Adam et Eve n’ont pas demandé à être créés, et que, s’ils étaient imparfaits, c’était par la volonté de leur concepteur. « En tout cas, si lourde qu’ait été la faute commise par Adam et Ève, peut-elle justifier l’abandon par le Créateur, non seulement du couple qu’il avait lui-même façonné, mais aussi de toute leur descendance jusqu’à nos jours ? Réfléchissez bien, mes frères. Si vous voulez vous assurer de l’absence de Dieu, regardez autour de vous, suivez les médias, lisez l’Histoire du monde. Que voyez-vous ? Les horreurs de la guerre, du terrorisme, des catastrophes naturelles, de la famine, de la maladie et de la mort, et il en est ainsi depuis toujours. Maintenant, je vous demande : pouvez-vous concevoir un père aussi rancunier et inflexible que Dieu, devant les fléaux qui accablent l’humanité ? » « Pensez, par exemple, à ces micro-organismes qu’on appelle virus. Ils nous menacent à chaque instant de notre vie, quels que soient notre âge et l’endroit où nous vivons. Or, puisque Dieu a créé le monde vivant, il a créé aussi les virus. Pourquoi ? On peut légitimement se demander pourquoi. Quelle nécessité pouvait-il exister pour justifier la création de ces tueurs invisibles ? La vie humaine n’est-elle pas assez précaire de nature ? Nos réflexions nous amènent à une conclusion qui s’impose d’elle même : Dieu n’existe pas, parce que s’il existait, il ne saurait rester insensible devant les tribulations de l’homme. Et s’il existe, supposons qu’il existe, Dieu est impuissant devant le mal qui finira par détruire la Terre et ses habitants par la même occasion.» « Croyez-moi, mes frères, nous sommes seuls sur terre, seuls avec notre condition animale, et nous devons être conscients que la mort représente l’anéantissement absolu et définitif. Cependant, la nature a mis en nous des ressources insoupçonnables que je vous aiderai à dégager, des ressources qui vous permettront de surmonter le côté négatif de votre être, pour accéder à la joie et au bonheur de vivre sans Dieu. J’ai ici (d’un geste de la main, il montra la valise qui était sur le banc, à côté de lui) un petit livre dont je suis l’auteur, qui a pour titre « Vivre sans crainte ». Vous y trouverez des réponses à toutes vos questions. Mon ouvrage n’est pas en vente dans les librairies, il n’a pas le prix marqué dessus comme un produit de supermarché ; chacun offre ce qu’il veut, suivant sa bourse et sa générosité. Le montant de vos donations me permettra d’approfondir mes réflexions sur les facultés de vivre avec bonheur et mourir sans peine. »
De prime abord, voyant cet homme habillé de mauve qui s’adressait à la foule, debout sur un banc, Rolando avait songé à ces illuminés qui croient pouvoir changer le monde en débitant une enfilade d’élucubrations, mais la cohérence de son discours lui apprit bientôt que le prêcheur était en possession de toutes ses facultés mentales. Il fut alors réduit aux conjectures, sur les motivations de ce drôle de zèbre, qui traitait des questions métaphysiques en bonimenteur de foire; car Rolando ne doutait pas qu’il poursuivait un but bien précis. Qui était donc ce grand escogriffe barbu, habillé de mauve ? C’était peut-être un philosophe raté qui essayait de faire valoir ses théories, se dit le jeune homme devant la question d’introduction. Mais, quelques phrases plus loin, la mise en doute de la bible le fit changer d’avis. Maintenant, il penchait plutôt pour un ecclésiastique qui aurait retourné sa soutane et passé du côté de Satan. Enfin, vers la fin de la dissertation, qui aboutissait à la négation pure et simple de Dieu, il était prêt à parier qu’on se trouvait devant un rabatteur éhonté d’une secte, en quête de nouveaux adeptes. Il ne cacha pas sa déception, balançant la tête et laissant tomber les bras, quand il découvrit le dessous du prêche. Ce n’était en fin de compte qu’un marchand à la sauvette qui, à la faveur de la canicule (qui favoriserait l’impiété), usant d’une filouterie inouïe, n’hésitant pas à nier Dieu et à contester la bible, cherchait à monnayer au mieux une brochure d’une trentaine de pages où il développait sa thèse, parsemée de faux raisonnements. Il y dévoilait la panacée du bonheur sans religion, qui consistait en quelques préceptes d’Epicure passés à l’écumoire stoïcienne. On pouvait, selon l’auteur, trouver en soi-même un plaisir constant, inépuisable, à condition de comprendre la douleur et de l’endurer en tant que catalyseur de la jouissance. Autrement dit, la douleur, prise comme pierre de touche du plaisir, engendrerait la volupté de l’attente chez le sujet, après un apprentissage qui demandait du temps et de l’obstination, ainsi qu’une grande ouverture d’esprit. Entre-temps, le grand escogriffe distribuait sa brochure à ceux qui la lui demandaient, surveillant du coin de l’œil s’ils sortaient bien le porte-monnaie de la poche. De temps à autre, brandissant un exemplaire il criait son slogan : « Vivre sans crainte, c’est le paradis sur terre ». Alors, d’autres personnes se décidaient à prendre l’ouvrage, par curiosité ou parce qu’ils croyaient y trouver des réponses à leurs questions. Certains plongeaient leurs yeux avides dans l’ouvrage à la recherche de la recette magique. La valise se vidait vite de son contenu, tandis que la coiffure mauve s’emplissait de billets de banque et de pièces de monnaie. Dès qu’il eut épuisé son stock, le grand escogriffe s’éclipsa aussi vite qu’il était possible. Se retrouvant assez loin de son auditoire, il fourra pêle-mêle dans la valise le chapeau et l’argent récolté, puis il déguerpit le long de la Seine. Il entra dans une sanisette qu’il trouva au bord du parvis de Notre-Dame, enleva ses habits mauves ainsi que le dessus amovible de ses chaussures, et lorsqu’il en ressortit, il portait un short kaki, un tee-shirt blanc, et il était chaussé de mocassins marron. Même sa valise avait changé de couleur, une fois débarrassée de la housse qui la recouvrait, si bien que seul un physionomiste attentif aurait reconnu en lui l’escroc qui, il y avait à peine un quart d’heure, enjôlait la foule dans le jardin de l’archevêché.
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Soleil d'août
appartient au recueil Romans
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