"Soleil d'août" est une grande nouvelle mise en ligne par
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Vent de panique
Le soleil était au zénith, impérial, omniprésent ; il déversait sur des millions de créatures une pluie de feu qui semblait ne jamais devoir s’arrêter. L'après-midi serait long sur les pavés, se dit Rolando, sous les porches, sous les parasols, partout où il mènerait ses soixante-dix kilos de matière vivante, réunis dans un incroyable assemblage vertical programmé pour s’anéantir à l’horizontale, inéluctablement, dans une poignée de poussière qu’un coup de vent éparpillerait comme une volute de fumée. Il arrivait encore à respirer à peu près normalement, ce qui n’était pas garanti d’avance, à l’asthmatique plongée dans une atmosphère chargée de gaz nocifs à la vie. Il craignait que le rétrécissement de ses bronches ne le prive de la dose d’oxygène dont il avait besoin pour sentir sa liberté et jouir de l’aisance de ses mouvements. Comme il avait du temps devant lui et qu’il répugnait à courir chez les flics qui l’avaient malmené la veille, Rolando décida de faire un détour par le quartier du Marais où les nuits sont brèves, gaies, libertines. Il aimait à s’y promener, l’atmosphère chaleureuse que l’on y respire le comblait d’aise à travers les rues étroites, bordées d’immeubles aux façades simples, sans prétention, qui donnent directement sur le trottoir, comme autrefois l’atelier de laborieux artisans. Ce quartier avait la prédilection de Rolando, il y avait vécu une passion amoureuse qui bouleversa sa vie, et s’il y revenait régulièrement, c’était aussi pour s’en souvenir tout en caressant l’espoir de rencontrer Sabrina, au détour d’un regard.
On allait vers trois heures de l’après-midi, les rôtisseuses du ciel fonctionnaient à plein régime. On voyait derrière la brume de gaz délétères, s’inclinant vers l'Ouest, la tache incandescente du soleil. De temps à autre, Rolando s’essuyait le visage et le cou. A chaque mouvement, il sentait la sueur qui glissait doucement sur son dos. Il avait la bouche pâteuse, un arrière-goût âcre dans la gorge desséchée, sentait dans ses yeux la brûlure de l’atmosphère chargée de poisons mortels. Une foule de gens débordait des trottoirs sur la chaussée malgré la canicule et son corollaire, la pollution. Au milieu de l’animation des rues, quelques excentriques éveillaient la curiosité, inspirant aux promeneurs de piquantes réflexions. Ici, deux femmes assez jolies allaient la main dans la main, vêtues d’un simple string, s’embrassant parfois à pleine bouche ; là, un homme nu, chaussé d’escarpins rouges, errait dans le quartier n’ayant devant lui, en guise de cache-sexe, qu’une feuille de papier sur laquelle on pouvait lire : « Pardonne-moi, Pierrot, je t’aime ! » Rolando s’imagina Sodome et Gomorrhe au cœur de Paris. Il se plaisait dans cette cohue hétéroclite où le touriste étranger, en quête de pittoresque, côtoyait le banlieusard venu là pour se rincer l’œil. Il discernait d’un simple regard les membres de la faune homosexuelle qui fréquentait le Marais. En tant que riveraine, familiarisée avec leurs mœurs, Sabrina lui avait appris à distinguer certains signes caractéristiques. Il les voyait torse nu, la peau soigneusement bronzée, portant un short bien tendu sur les fesses, les cheveux tondus au ras de la peau, les muscles saillants pour avoir l’aspect mâle. Enfin, ils avaient l’allure et les gestes convenus qui leur étaient propres, les codes de séduction et leur façon de repérer un cœur disponible.
Comme une table se libérait sur une esplanade, à son approche, Rolando décida de faire une halte le temps de prendre une boisson rafraîchissante. Il fit signe au garçon, commanda une bouteille d’eau bien fraîche. C’était matériellement impossible, lui expliqua le serveur en nage, même avec le double des frigos tournant à plein régime, il n’arriverait pas à satisfaire la demande de rafraîchissants. Au train où allaient les choses, ils seraient en rupture de stock avant la fin de la semaine. D’ailleurs, les robinets de Paris risquaient fort de se tarir, l’Afrique avait pris pied sur la rive nord de la Méditerranée, des palmiers s’épanouiraient bientôt à Versailles, et on finirait bien par voir des Bédouins franchir la Seine moribonde à dos de chameau. Déjà les hôpitaux s’emplissaient de vieillards déshydratés qu’on savait condamnés à brève échéance. Ce serait bientôt le ballet des corbillards, et les rapaces des pompes funèbres qui se lisseraient les moustaches, l’air prospère. De mémoire de Parigot vivant, on n’avait jamais vu une saison aussi lucrative pour le commerce de la mort. Surpris par ces propos alarmistes, Rolando fixa le visage sec, osseux du serveur, qui avait le regard pénétré de ses paroles, et il se demanda s’il n’était pas lui-même un peu dérangé par la canicule. Cependant, après une brève analyse, il trouva que ses propos, bien que délirants en apparence, étaient le fruit de mûres réflexions. Il avait dit « au train où vont les choses », c’est-à-dire si la canicule devait se poursuivre indéfiniment. Aussi s’appuyait-il sur des faits « les hôpitaux s’emplissaient de vieillards déshydratés qu’on savait pour la plupart condamnés ». Il ne faisait donc que pousser la situation actuelle jusqu’à ses conséquences extrêmes. Bref, Rolando conclut que le garçon, tout en cherchant à l’épater, essayait surtout d’exorciser sa peur. Il accueillit la sombre prophétie du serveur avec de graves balancements de tête, préoccupé par les perspectives tragiques qui se dessinaient, d’autant plus que lui-même était classé parmi les sujets à risque. A vrai dire, le catastrophisme du garçon ne l’aurait pas impressionné outre mesure, sans la gêne respiratoire qu’il éprouvait en parlant et qui lui donnait l’air anxieux.
Il se reprochait de ne s’être pas rendu au commissariat à sa descente du train, se promit de régler cette affaire des papiers au plus vite. Il se trouvait parfaitement ridicule, marchant sous la canicule au risque de sa vie, dans l’espoir de retrouver Sabrina au milieu de la foule. C’était un peu comme s’il cherchait le ticket gagnant d’une loterie, avant le tirage au sort, lui qui n’avait jamais eu de veine dans les jeux de hasard. Et même s’il avait pour une fois de la chance, à quoi l’avancerait-il de rencontrer Sabrina ? Peut-être qu’elle détournerait les yeux en le voyant et ne voudrait même pas lui parler. En attendant, s’il ne se dépêchait pas de rentrer chez lui, il risquait de se voir terrassé par une crise d’asthme en pleine rue, payant au prix fort son entêtement insensé. – Amenez-moi un thé bien chaud et un quart d’eau plate qui a séjourné dans le frigidaire, au moins le temps de retrouver sa fraîcheur naturelle, dit Rolando. Le garçon resta un instant éberlué. Du thé chaud par une chaleur pareille ? – Vous n’auriez pas un vapo de "Ventoline" sous la main, par hasard ? Je suis asthmatique, je prendrai bien une bouffée, ajouta Rolando, devant le serveur confus. Celui-ci fit un signe négatif de la tête, puis s’en retourna à ses occupations. Dans la rue de Rivoli, enveloppée dans un nuage persistant de gaz carbonique et de particules, la circulation avait l’air d’un convoi funèbre en marche vers le néant. Des milliers de voitures, s’étendant de la Bastille à la Concorde, apportaient leur contribution au futur bannissement de la vie sur terre. La cuvette où s’étendait Paris, se disait Rolando avec frayeur, pourrait très bien devenir un jour une chambre à gaz en plein air, et il toussota dégageant ses bronches qui se rétrécissaient dangereusement.
Des altercations éclataient fréquemment, à cause de la chaleur qui échauffait des cervelles insuffisamment oxygénées. Devant la place, sous ses yeux, un automobiliste abandonna son véhicule et vint apostropher un autre, qu’il accusa de le regarder de façon provocante. Ce dernier resta placidement assis, s’efforçant d’ignorer l’algarade ; cependant, cette attitude déplut à son agresseur qui ne trouva pas mieux que de lui cracher son mépris à la figure, sous forme d’une glaire fraîchement récoltée. Content de son fait, avec un ricanement rengorgé, il regagna sa voiture. Alors, voyant rouge, l'automobiliste qui venait d’être agressé prit dans la boîte à gants un pistolet reluisant, tout neuf ; et, quittant son véhicule, il alla trouver l’agresseur ; il fit feu deux fois, coup sur coup, sur l’énergumène qui avait pris son visage pour un crachoir. Il s’affaissa sur son siège, son buste s’inclina mollement, et il resta inerte, la tête contre la portière. Un vent de panique souffla dans l’habitacle des voitures alentour. On ne savait pas au juste qui avait été visé. Lorsque les détonations retentirent, tout le monde se sentit parfaitement vulnérable devant le tireur, peut-être prêt à braquer son arme sur une nouvelle cible. Quelques automobilistes sortirent de leur véhicule, afin de voir qui était l’agresseur. Entre-temps, alarmés par les coups de feu et le grand charivari qu’engendra la querelle, deux policiers qui se trouvaient plus loin, à la hauteur du BHV, accoururent s’enquérir de la situation. Tenant le tireur sous la menace de leur pistolet, comme ils avaient fait avec Rolando, ils ouvrirent la portière de la voiture et lui ordonnèrent d’en sortir les mains en l'air. L’automobiliste obtempéra aussitôt, tenant son pistolet par le canon. Il s’ensuivit la fouille de rigueur, alors que l’interpellé répétait : – Mais c’est un faux pistolet, monsieur l’agent, vérifiez vous-même. Le policier examina l’arme, se rendit compte qu’il s’agissait, en effet, d’un joujou de carnaval. Entre-temps, la victime des coups de feu redressa la tête. – N’empêche, vous avez troublé l’ordre public, rétorqua le policier. – Parce que cet individu m’a craché sur la figure sans la moindre raison. Je ne le connais même pas. Il pointait le doigt sur son agresseur, appuyé par plusieurs témoins qui hochaient la tête affirmativement. Ils avaient vu la scène qu’ils trouvaient inadmissible. Finalement, les deux automobilistes furent emmenés au commissariat, abandonnant leur véhicule au milieu de la chaussée. Quelque temps plus tard, voyant les deux véhicules qui gênaient le trafic, d’autres policiers qui passaient par là ne dégainèrent pas l’arme, mais le stylo. Ils collèrent sur chaque pare-brise un procès-verbal en bonne et due forme, avant de poursuivre leur chemin. Comme un énorme charivari de klaxons s’éleva de la Bastille à la Concorde, d’autres policiers encore accoururent. Ils appelèrent la fourrière dont le véhicule de remorquage ne ferait qu’accentuer le désordre. En attendant, les gens n’avaient qu’à se boucher les oreilles.
Rolando ne s’intéressa guère à l’incident. Du reste, se précipitant sur le bord de la place, les badauds, serrés comme des poules apeurées sous l’orage, lui avaient très vite caché la scène qui se déroulait rue de Rivoli. En revanche, il ne perdait pas de vue la rue de la Verrerie, car il savait que Sabrina la prenait d’habitude lorsqu’elle quittait son domicile et s’en allait quelque part dans la ville. De l’esplanade, il voyait l’immeuble qu’elle habitait, quelque cinquante mètres plus loin ; il devinait la porte d’entrée à deux battants, lourde sur ses gonds, et il se souvenait parfaitement de la dernière fois qu’il avait tapé le code pour l’ouvrir : 17A09. C’était six mois auparavant, un jour de février. Le temps était à l’orage, on entendait à l’ouest les grondements du tonnerre. Le front nuageux, élargissant ses ailes au nord et au sud, jetait son ombre épaisse sur Paris ; le tumulte du ciel eut vite fait d’étouffer le vacarme de la ville, et l’averse, tel un immense essaim de frelons déchaînés, hachura bientôt l’espace, dans un bourdonnement qui ondulait de Montmartre à Montparnasse. Tenant à la main un bouquet de roses rouges, qu’il portait devant lui comme un flambeau dans la grisaille du jour, Rolando prit l’escalier de bois qui était étroit et raide, dépourvu de paliers intermédiaires, et dont il connaissait les moindres recoins. Six étages le séparaient de Sabrina. Il attaqua l’ascension comme d’habitude, d’un pas à la fois régulier et anxieux. Mais à mesure qu’il montait, le cachet de l’impatience s’imprimait dans ses mouvements. Des marches craquaient sous ses pieds. Il avait le souffle court, son cœur battait la chamade, fustigé aussi bien par l’émotion que par l’effort. |
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Soleil d'août
appartient au recueil Romans
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