"La rallonge électrique" est une nouvelle mise en ligne par
"Ancolies"..
|
|
|
|
La rallonge électrique Texas 1950. La feuille carbone avait laissé des empreintes et des taches noires sur le pv d’arrestation. Par exemple on ne pouvait plus lire où était né Jack W. Burn. Soit une piste en moins pour se lancer à sa recherche. Où s’évadait un évadé ? Dans la nature. Mais la nature est vaste, surtout aux USA. Le shérif se gratta une nouvelle fois la tête. Les traces relevées dans la poussière du corral où Jack avait récupéré son cheval après son évasion indiquaient que l’homme et sa monture étaient partis vers l’Est. Mais, après le chemin de terre, le cheval avait gagné une crête de rochers et là les traces se perdaient. Le shérif était un homme fier. De son métier, de sa famille. Molrey avait téléphoné pour qu’il se charge de récupérer leur fille Laureen à 5 heures et demi à la bibliothèque, et aussi qu’il achète une rallonge de fil électrique. Pourquoi diable avait-elle besoin d’une rallonge de fil électrique ? Il lui restait 2 heures pour avancer sur le dossier de Jack. Quels étaient les chefs d’inculpation ? Troubles sur la voie publique, résistance et injures aux forces de l’ordre. Le shérif n’en croyait pas un mot. Il avait fait des recherches toute la matinée. Jack s’était fait volontairement emprisonner pour rejoindre son pote Paul, emprisonné lui-aussi, coupable d'insoumission, et lui permettre de s‘évader. Mais Paul n’avait pas eu les cojones de suivre Jack. Paul préférait faire ses 2 ans puis retrouver sa compagne Jerry et leur fils Seth plutôt que devenir un éternel traqué. Seuls sont les indomptés. Jack était seul mais pas Paul avec Jerry et Seth. 2 ans c’est vite passé avait-il dit à Jack. Jack s’était donc fait emprisonné pour rien, et quand il avait vu qu’il ne pouvait convaincre Paul de le suivre, il s’était évadé seul. Non, pas tout à fait seul. 2 indiens navajos avaient eux choisi de saisir l’occasion. 2 indiens navajos dont le crime était d’avoir fait des avances dans un bus à une femme d’un âge avancé. Mais la femme était blanche. Et les indiens avaient le tort d’être indiens. Et l’Amérique était encore et toujours l’Amérique. L’un des indiens s’était déjà fait reprendre, déguisé en squaw cachée sous la bâche du plateau d’un pick-up roulant vers la réserve. Le Nouveau Mexique. C’était une hypothèse. Le shérif pensait que Jack tenterait peut-être de gagner le Nouveau Mexique. Texas Nouveau-Mexique, une bonne trotte mais oui, c’était une hypothèse plausible pour un cow-boy. 16 heures 30. Le shérif déchira l'enveloppe en plastique d’un nouveau rouleau de chewing-gums. Il écrasa le film protecteur dans sa paume et l’envoya d’une pichenette dans la corbeille. Raté. Il se demanda quel était le nom du cheval de Jack. Un cheval a forcément un nom. Un cow-boy peut s’appeler cow-boy mais il baptise toujours son cheval. Si Jack avait bien choisi le Nouveau-Mexique, il passerait forcément la nuit dans les montagnes de l’Alder Gulch. Ce soir il ferait probablement un feu. Le shérif demanda à son adjoint Glynn d’adresser un télex à tous les gardes-forestier de l’Alder Gulch pour guetter un feu isolé dans la nuit. 17 heures. Bientôt il faudrait partir chercher Laureen. Et la rallonge électrique. S’il l’oubliait celle-là, il pouvait être persuadé que Molrey ferait la tête toute la soirée. Le shérif était un homme fier. Il n’aimait pas que sa femme ni personne d'ailleurs lui fasse la tête. Pouvait-il demander le renfort d’un hélicoptère ? 17 heures 15, il fallait y aller. Dans 2 heures la nuit allait tomber et plus tard tout le monde même le fugitif probablement allait se coucher. La chasse à l’homme débuterait demain à l’aube. Le shérif craignait les miliciens. Si ceux-là s’en mêlaient, la situation pourrait devenir ingérable. Les miliciens : une bande de sacrés fondus, surarmés, que rien ne pouvait plus exciter qu’une traque. Ils invoqueraient le Second Amendement pour justifier de leur présence. L’Amérique est un pays libre, pas vrai shérif ? On a le droit d’être là. Ils auraient les glacières avec les bières et très certainement 1 ou 2 mitraillettes. Eh shérif, on va le cartonner votre évadé.
* * *
Contrairement aux prévisions du shérif, Jack Burn ne dormit pas cette nuit-là. Malgré l’obscurité, il continua de grimper vers la crête de la montagne. La pente était très escarpée, parfois jusque 45°, et il devait sans cesse tirer sur la longe du cheval tout en lui murmurant sans cesse des mots doux pour l’encourager, calmer sa peur et réussir à le faire avancer. Mais il réussit. Quelques instants avant que l’aube ne pointe, il était parvenu au sommet. Il était épuisé et le cheval aussi. Il pouvait sous un certain angle considérer que le plus dur était fait mais il ne se faisait guère d’illusions. Certes, l’équipe de policiers et les miliciens - Jack connaissait trop bien les Texans pour ne pas douter de leur participation à l’opération - allaient dès le petit matin gravir la montagne sur ses traces mais bien entendu d’autres équipes auraient pris position en bas de l’autre versant et allaient passer leur journée à guetter et attendre. Il faudrait à Jack éviter à tout prix chaque sentier et tailler à travers arbustes, épineux et broussaille pour espérer la moindre chance de trouver une faille. Il aurait également plus de chance en abandonnant son cheval mais pour un cow-boy une telle chose était inconcevable. Il leur accordât à tous les 2 une brève pause puis entreprit la descente. En tout cas, grâce à la crête franchie, il pouvait compter sur quelques heures de sécurité, hormis bien sûr l’angoisse qui lui tenaillait le ventre. De plus il en voulait à Paul. Il s’était volontairement fait emprisonné pour sauver son ami et celui-ci ne l’avait pas suivi. Et maintenant Jack était devenu un hors-la-loi.
* * *
Dans la couchette de la cabine de son 40 tonnes, Hinton se réveilla en gémissant. Une tenaille lui déchirait le ventre. Cela durait depuis plusieurs semaines mais allait empirant. Bon sang, qu’est-ce que ça pouvait être ? Hinton savait qu’il aurait dû consulter depuis longtemps mais il n’arrivait pas à se décider, et de toute façon les trajets s’enchaînaient. Arizona, Ohio, Oklahoma, Texas… Son patron lui mettait la pression. Qu’importe, ce voyage serait le dernier, Hinton se l’était juré. Quand il arriverait il dormirait 1 jour, 2 jours, 4 jours d‘affilée, qu’est-ce qui pouvait l’en empêcher. Pour l’heure il se décida à se mettre en route en faisant l‘impasse sur un petit déjeuner. Son estomac souffrait de nausée rien qu’à la pensée de la moindre goutte de café avalée. Et puis il avait pris du retard, un sacré retard, presque 24 heures, son patron allait l’incendier. Qu’il aille se faire foutre. Hinton fit quelques pas dehors, s’étira puis dut se plier pour faire refluer sa douleur au ventre. Il urina contre l’un de ses énormes pneus, regrimpa dans la cabine et enclencha le contact. Allez, c’est parti, encore cette maudite journée à rouler et tout serait fini.
* * *
Les miliciens commençaient à s’énerver. Pas la moindre trace du fugitif. De plus le shérif avait catégoriquement refusé qu’ils se joignent à ses équipes, lesquelles étaient épaulées par un pisteur indien, et les miliciens grimpaient au hasard, totalement à l’aveuglette, frustrés malgré les bières déjà avalées. Le pisteur indien avait relevé de nombreux indices, empreintes de bottes, urine de cheval, branches cassées dans des fourrés piétinés, mais il avait bien compris que l’évadé ne s‘était pas arrêté pour la nuit. Les empreintes auraient été plus fraîches. Sa veste pliée sous son bras, le shérif grimpait péniblement. Ils avaient démarré à 6 heures et bien qu’il n’en fût que 10, sa chemise était déjà trempée de sueur. Lui-aussi avait compris que Jack Burn avait profité de la nuit pour prendre de l’avance et les distancer et il se demandait si cette escalade avait la moindre raison d’être. Non, il lui fallait compter sur les équipes postées à la base du versant opposé. Et il savait que Jack après sa descente attendrait l’obscurité pour tenter de passer. Il prit sa décision : au diable cette poursuite inutile de ce côté de la montagne, ils allaient redescendre, prendre les véhicules, rouler, faire le grand tour et rejoindre les autres équipes. Sa demande de renfort d’hélicoptère avait été rejetée. Vous savez combien coûtent 2 heures de ronde d’un hélicoptère ? Trouvez votre évadé vous-même ! lui avait hurlé à l’oreille le général avec lequel les services militaires l’avaient mis en relation. L’opérateur radio avait fait mine de regarder ailleurs tandis que son patron se prenait une dégelée. Au diable également l’hélicoptère, les militaires, leur foutue technocratie et leur radinerie. Non, il n’y avait rien d’autre à faire que guetter Jack de l’autre côté. Une voiture attendait en bas de chaque sentier et le shérif savait que jamais ce foutu cow-boy n’abandonnerait son cheval. Nous on abandonne et on rejoint les autres, annonça-t’il à ses hommes. Ils entreprirent de redescendre.
* * *
Hinton avait roulé toute la journée. L’obscurité était tombée. Ses paupières étaient plus lourdes que les valises d’un touriste européen débarquant en Floride. Les phares des voitures venant en sens inverse le long de la 4 voies l’aveuglaient. Il savait qu’il fallait qu’il s’arrête et se repose. Déjà 2 fois il avait rattrapé de justesse son 18 roues mordant sur le bas-côté droit de la route. Plus que 30 kilomètres et le cauchemar prendrait fin, non pas question de s’arrêter. La douleur abdominale l’élançait en permanence. Bon dieu, qu’est-ce que ça pouvait bien être ? Merde ! Cette fois le camion franchit la ligne centrale, des phares l’éblouirent, des klaxons rugirent, Hinton sursauta et redressa juste à temps. Non il en avait vu d’autres, il ne s’arrêterait pas. Plus que 25 kilomètres. Plus que 20. Hinton regarda le compteur. 125. Il allait beaucoup trop vite. Il leva totalement le pied. 110, 100, 95. Désormais Hinton surveillait le compteur. Le camion dériva une nouvelle fois sur la gauche. Une forme sombre apparut brutalement devant le véhicule et Hinton entendit le choc, à la fois mou et violent. Il poussa un hurlement et écrasa le frein. Le camion fit une embardée, dévia encore sur la gauche et finit par s’arrêter presque 100 mètres plus loin. Il bondit hors de la cabine et se précipita. Déjà des voitures s’étaient arrêtées. Appelez une ambulance, appelez une ambulance, criaient des voix. L’homme était allongé sur le bas-côté, ses jambes comme tordues sous son buste. Hinton se pencha vers lui. Du sang s’écoulait du côté droit de sa bouche. Un hurlement se faisait entendre un peu plus loin dans le fossé. Bon sang, qu’est-ce que c’est que ça ? Transportez-le à l’hôpital dit une femme. Non ne le bougez pas, apportez des couvertures, répliqua Hinton. Il se pencha vers l’homme et passa sa main derrière sa nuque pour lui soutenir la tête. Ça va aller mon gars, ça va aller, murmura-t’il plusieurs fois. Une voiture de police venait de s’arrêter. Le hurlement dans le fossé se prolongeait sans discontinuer. Qu’est-ce que c’est que ça ? Le policier suivi de quelques personnes se dirigea vers le fossé. Mais c’est un cheval s’écria un homme. Achevez cette pauvre bête, vite, achevez-là s’exclama une femme. Un cheval ! s’exclama à son tour le policier, mais c’est le gars qu’on a cherché toute la journée. Achevez cette pauvre bête, tout de suite ! recria la femme. Le policier sortit son arme et fit feu 2 fois. Le cheval tressaillit violement sous l’impact des balles, puis sursauta une dernière fois avant de demeurer immobile. Le hurlement enfin avait cessé. Le temps un bref instant s’arrêta, un silence de mort régnant. Ils étaient tous là, aussi immobiles que le cheval. Puis le policier secoua la tête et rejoignit l’homme allongé. Le sang continuait de s’écouler du côté droit de sa bouche et il avait maintenant sa tunique noire et trempée. Paul, murmurait-il, Paul, viens avec moi.
* * *
Le shérif était un homme fier. Et ce matin très déprimé. Il n’aimait pas du tout, mais vraiment pas du tout la façon dont cette chasse à l’homme s’était achevée. Jack avait réussi à sortir de la forêt entre fourrés et broussailles, passant au nez et à la barbe de ses hommes. Et puis, tout garant de l’ordre et de la loi qu’il soit, le shérif aimait les cow-boys et les indomptés. Il n’aimait pas la façon dont le monde qui l’entourait se développait, la présence croissante des machines, des voitures, la corruption qui ne se cachait même plus chez les notables et les hommes politiques de cette ville et de ce pays. Il se sentait très las. Ses pensées flottaient, son métier, son âge, sa famille... C'est bon, j'ai fait mon temps, pensa t'il brusquement. Sans réfléchir plus avant, il se leva, déposa son insigne et son arme sur son bureau, attrapa son Stetson sur la patère et sortit en adressant un haussement d’épaules à Glynn, lequel selon toute logique allait prendre sa succession temporaire le temps d’organiser de nouvelles élections. Le shérif se rendit à la grande quincaillerie et acheta une rallonge électrique. Molrey n’aurait plus à l’ennuyer avec cette histoire. Il s'interrogea : cette rallonge, était-ce pour le fer à repasser ou la bouilloire ?
|
|
"Soyez un lecteur actif et participatif en commentant les textes que vous aimez. À chaque commentaire laissé, votre logo s’affiche et votre profil peut-être visité et lu."
La rallonge électrique
appartient au recueil Nouvelles du monde
Lire/Ecrire Commentaires |
|
  | |
Nouvelle terminée ! Merci à Ancolies. |
Tous les Textes publiés sur DPP : http://www.de-plume-en-plume.fr/ sont la propriété exclusive de leurs Auteurs. Aucune copie n’est autorisée sans leur consentement écrit. Toute personne qui reconnaitrait l’un de ses écrits est priée de contacter l’administration du site. Les publications sont archivées et datées avec l’identifiant de chaque membre.