Gaffe, l'anticalcaire débarque - Tranche de Vie

Gaffe, l'anticalcaire débarque

Mythomanie à part, où trouve-t’on les plus gros menteurs ? Les plus grands escrocs, les plus gros voleurs ? Un peu partout certes mais pas mal dans le monde des multinationales et des affaires. Notamment les affaires publicitaires. Début des années 80 : je suis tout jeune directeur de création de l’agence de publicité Publicis, Publicis, grande rivale d’Havas et de Euro RSCG, l’agence de Jacques Séguéla chez lequel j’ai débuté ma carrière. Aujourd’hui Havas a absorbé il y a un paquet d’années maintenant Euro RSCG. Dans les années 80 c’était la grosse bagarre entre ces 3 là. Donc en 1983 le Directeur Général de Publicis, qui en deviendra Président 2 ans plus tard et l’est toujours, me charge de concevoir la campagne de lancement de l’enseigne N., activité jeux électroniques, disques vidéok7. N. c’est déjà un magasin très branché sur les Champs-Elysées et il est imminent qu’un second ouvre ses portes à Beaubourg, aux Halles de Paris, lieu encore plus branché s’il en est. Enfin, quand je dis branché, c'est encore bourgeois ; rien à voir avec les magasins d'imports de disques américains voire japonais où les véritables spécialistes vont dénicher leurs pépites. L’affaire est donc la suivante : le gros groupe d'édition H. vient de racheter l’enseigne N. et possède par ailleurs un réseau de magasins de disques dans différentes grandes villes de province. L’idée est de les rebaptiser N. et qu’ils soient tirés vers le haut par les 2 magasins de Paris. Ce Directeur Général me demande donc de concevoir une campagne bien branchée en conséquence, et pronto parce que l’affaire est bien avancée et qu’il faut que la campagne sorte très prochainement. Aussi pronto et docile je m’exécute. Je ne peux mettre l’affiche en visuel, cela ferait apparaître la marque mais mon slogan est Je suis anticalcaire et je vais chez N. Le visuel montre un jeune punk brandissant un robinet et son tuyau arraché, le tout dans un bain de mousse et enveloppé de grosses bulles de savon. il y a également moult messages radio de tous formats : d'abord des 3 secondes qui font ce qu’on appelle un teasing, c’est-à-dire un appel sans dévoiler le fond de l’affaire. Donc des messages : break musical très punk d’une demi-seconde ; phrase genre les anticalcaires sont transparents comme de l’eau claire, ou encore Mozart était-il anticalcaire… suivie d’une voix grave énonçant le mot N. On se doute que l’Hexagone entier retient son souffle en attendant le fin mot de l’histoire. Qui vient une semaine plus tard en formats 20 et 30 secondes : musique punk avec braillé dessus des messages explicites sur ce qu’est la culture anticalcaire et ce que sont les magasins N. Exemples : J’aime le rock hard et j’ai l’enzyme irrespectueux, j’aime Ludwig von Machinchose vendu en baril par 2, oui j’ suis anticalcaire et je vais chez N. Ou encore J'aime super Mozart Les Chaussettes noires et Marilyn, j' veux la grande lessive et que tout ça les turlupine etc... Pour bien faire, j’ai même écrit et réalisé un single de 3 mns 30, avec la même musique, reprenant les mots de la campagne, donc anticalcaire évidemment, mais sans nommer la marque. L’idée, je vous en ai déjà parlée, c’est que le morceau de musique et la campagne se fédèrent l’un l’autre. J’ai même rencontré Jean-François Bizot le patron du magazine de presque contre-culture Actuel pour lui offrir le concept Anticalcaire. L’idée : une semaine avant le début de la campagne de pub, il fait un numéro titré L’anticalcaire arrive, avec à l’intérieur du journal un article 8 pages sur ce qui est ou pas anticalcaire de nos jours, débarquer chez des potes à 4 h du mat avec du sifflard et du pif, ou encore mater toute la nuit des vidéos en sirotant de la tisane glacée en compagnie de sa vieille mère… Donc Actuel invente et lance le concept, et nous les publicitaires vachement réactifs on embraie une semaine plus tard dessus. Bizot, intéressé au départ dira finalement non, ne voulant rien avoir à faire avec la pub. On le comprend. D’ailleurs le publicitaire n’a pas vocation à être précurseur des tendances mais à leur emboîter le pas au plus près.

Pour vendre cette campagne créativement gonflée aux cadres vieillissants du groupe H, j’ai fait mettre une pancarte « En panne » sur l’ascenseur de l’agence. Les cacochymes ont donc dû se fader de grimper 4 étages à pieds pour rejoindre la salle de réunion, et sur les murs de l’escalier j’ai fait coller des tas de messages et questions anticalcaires. Ainsi les cadres d’H. sont-ils dans le bain en arrivant à destination. Ne me reste plus qu’à grimper sur la table et faire mon show pour leur vendre la campagne et, une fois ceci acquis en lancer la réalisation dans la foulée car tout cela s’est déroulé de façon précipitée.

Mais ne voilà t’il pas qu’une fois la réalisation des photos, affiches, abribus, spots radio… lancée, les choses commencent à patiner. Pas côté réalisation, côté Conseil d’Administration d’H. En effet, ne viennent-ils pas de découvrir qu’ils se sont faits rouler dans la farine, rachetant une coquille vide, l’enseigne N. ayant déposé le bilan quelques semaines auparavant. Question chez H. : on fait quoi ? Le magasin des Champs-Elysées perd de l’argent tous les jours, ainsi que celui des Halles dont la pendaison de crémaillère s’est déroulée en grandes pompes juste quelques jours plus tôt. Ils réfléchissent quelques jours, décident de fermer les magasins de Paris, de rebaptiser nonobstant ceux de province N. Ma belle et créative campagne est sortie tout de même mais est retirée des 4x3 et des radios et il m’est demandé d’en refaire une beaucoup plus soft à l’image de ces poussiéreux magasins de Caen, Grenoble, Toulouse, Nancy etc… Ce sera un particulièrement inintéressant slogan et jingle Jouer, rêver, voyager N., jeux, disques, vidéok7… sur une musique sirupeuse.

Et pourquoi j’ai parlé d’escrocs dans mon intro ? A votre avis qui était l’actionnaire majoritaire de l’enseigne N. qui avait donc déposé son bilan avant que d’être vendue comme une enseigne saine à H. ? Vous avez deviné ? Le Directeur Général de Publicis soi-même. Eh oui, incorrigibles ces hommes d’affaires. Et pourtant ils ont continué de travailler ensemble. Quelles sont ces méthodes ? La routine des affaires ? Qui sont ces gens ? Comment fonctionnent-ils ?   

Une anecdote amusante pour clore cet édifiant chapitre : la production n’avançant pas sur le sujet malgré l’urgence, c’est moi qui en allant traîner mes guêtres une nuit à Beaubourg et aux Halles ai déniché le jeune punk pour les photos. Il était tout excité à l’idée de se voir sur des affiches, sans compter le petit pécule qu’il allait se ramasser. Il était également mineur, ce qui signifiait qu’il fallait l’accord écrit de ses parents, accord obtenu sans difficultés. Les mêmes parents ont téléphoné fous furieux à l’agence le lendemain du jour où nous avions fait les photos. Motif : le malheureux jeune gars était hospitalisé, avec la peau des burnes totalement brûlée. En effet, lors de la série de photos où il est entouré de bulles de savon et de mousse de lessive, il avait passé presque 2 heures dans une baignoire, en slip tandis qu’on lui faisait changer de t-shirt, de blouson et chevelure toutes les 10 minutes pour avoir de la matière visuelle en nombre. Et, pour produire ces bulles, activées par de gros ventilateurs installés autour de la baignoire, le photographe faisait rajouter tous les quart d’heures de la lessive et du détergent dans la dite baignoire. 2 heures dans ce mélange abrasif, le gars avait en effet de quoi avoir la peau des burnes cramée. Les parents ont fait un procès à l’agence. Mais cela ne me concernait pas, je n‘étais que le créatif.

Dommage que je ne puisse vous mettre les visuels et les messages radio, c’était disons rigolo. Et ma campagne branchée sortie et visible 2 semaines seulement avant que le groupe H. ne prenne la décision dont je viens de vous parler m'aura quand même valu le trophée créatif de l’année.  

Voici quand même le single, sans le nom de la marque donc. Je vous préviens c’est punk et plutôt insupportable.

Et maintenant une autre version : j’ai repris la zique et j’ai écrit et enregistré un texte pour moi :