"Discours sur l'esthétique - 1937" est un texte du domaine public mis en ligne par
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DISCOURS SUR L'ESTHÉTIQUE 1937 Paul Valéry Messieurs, Votre Comité ne craint pas le paradoxe, puisqu’il a décidé de faire parler ici, – comme on placerait une ouverture de musique fantaisiste au commencement d’un grand opéra, – un simple amateur très embarrassé de soi-même devant les plus éminents représentants de l’Esthétique, délégués de toutes les nations. Mais, peut-être, cet acte souverain, et d’abord assez étonnant, de vos organisateurs, s’explique-t-il par une considération que je vous soumets, qui permettrait de transformer le paradoxe de ma présence parlante à cette place, au moment solennel de l’ouverture des débats de ce Congrès, en une mesure de signification et de portée assez profondes. J’ai souvent pensé que dans le développement de toute science constituée et déjà assez éloignée de ses origines, il pouvait être quelquefois utile, et presque toujours intéressant, d’interpeller un mortel d’entre les mortels, d’invoquer un homme suffisamment étranger à cette science, et de l’interroger s’il a quelque idée de l’objet, des moyens, des résultats, des applications possibles d’une discipline, dont j’admets qu’il connaisse le nom. Ce qu’il répondrait n’aurait généralement aucune importance ; mais je m’assure que les questions posées à un individu qui n’a pour lui que sa simplicité et sa bonne foi, se réfléchiraient en quelque sorte sur sa naïveté, et reviendraient aux savants hommes qui l’interrogent, raviver en eux certaines difficultés élémentaires ou certaines conventions initiales, de celles qui se font oublier, et qui s’effacent si aisément de l’esprit, quand on avance dans les délicatesses et la structure fine d’une recherche passionnément poursuivie et approfondie. Quelque personne qui dirait à quelque autre (par laquelle je représente une science) : Que faites-vous ? Que cherchez-vous ? Que voulez-vous ? Où pensez-vous d’arriver ? Et en somme, qui êtes-vous ? obligerait sans doute, l’esprit interrogé à quelque retour fructueux sur ses intentions premières et ses fins dernières, sur les racines et le principe moteur de sa curiosité, et enfin sur la substance même de son savoir. Et ceci n’est peut-être pas sans intérêt. Si c’est bien là, Messieurs, le rôle d’ingénu à quoi le Comité me destine, je suis aussitôt à mon aise, et je sais ce que je viens faire : je viens ignorer tout haut. Je vous déclare tout d’abord que le nom seul de l’Esthétique m’a toujours véritablement émerveillé, et qu’il produit encore sur moi un effet d’éblouissement, si ce n’est d’intimidation. Il me fait hésiter l’esprit entre l’idée étrangement séduisante d’une "Science du Beau", qui, d’une part, nous ferait discerner à coup sûr ce qu’il faut aimer, ce qu’il faut haïr, ce qu’il faut acclamer, ce qu’il faut détruire ; et qui, d’autre part, nous enseignerait à produire, à coup sûr, des œuvres d’art d’une incontestable valeur ; et en regard de cette première idée, l’idée d’une "Science des Sensations", non moins séduisante, et peut-être encore plus séduisante que la première. S’il me fallait choisir entre le destin d’être un homme qui sait comment et pourquoi telle chose est ce qu’on nomme "belle", et celui de savoir ce que c’est que sentir, je crois bien que je choisirais le second, avec l’arrière-pensée que cette connaissance, si elle était possible, (et je crains bien qu’elle ne soit même pas concevable), me livrerait bientôt tous les secrets de l’art. Mais, dans cet embarras, je suis secouru par la pensée d’une méthode toute cartésienne (puisqu’il faut honorer et suivre Descartes, cette année) qui, se fondant sur l’observation pure, me donnera de l’Esthétique une notion précise et irréprochable. Je m’appliquerai à faire un "dénombrement très entier" et une revue des plus générales, comme il est conseillé par le Discours. Je me place (mais j’y suis déjà placé) hors de l’enceinte où s’élabore l’Esthétique, et j’observe ce qui en sort. Il en sort quantité de productions de quantité d’esprits. Je m’occupe d’en relever les sujets ; j’essaye de les classer, et je jugerai que le nombre de mes observations suffit à mon dessein, quand je verrai que je n’ai plus besoin de former de classe nouvelle. Alors je décréterai devant moi-même que l’Esthétique, à telle date, c’est l’ensemble ainsi assemblé et ordonné. En vérité, peut-elle être autre chose, et puis-je rien faire de plus sûr et de plus sage ? Mais ce qui est sûr et qui est sage n’est pas toujours le plus expédient ni le plus clair, et je m’avise que je dois à présent, pour construire une notion de l’Esthétique qui me rende quelque service, tenter de résumer en peu de paroles l’objet commun de tous ces produits de l’esprit. Ma tâche est de consumer cette matière immense... Je compulse ; je feuillette... Qu’est-ce donc que je trouve ? Le hasard m’offre d’abord une page de Géométrie pure ; une autre qui ressortit à la Morphologie biologique. Voici un très grand nombre de livres d’Histoire. Et ni l’Anatomie, ni la Physiologie, ni la Cristallographie, ni l’Acoustique ne manquent à la collection ; qui pour un chapitre, qui pour un paragraphe, il n’est presque de science qui ne paye tribut. Et je suis loin de compte, encore !... J’aborde l’infini indénombrable des techniques. De la taille des pierres à la gymnastique des danseuses, des secrets du vitrail au mystère des vernis de violons, des canons de la fugue à la fonte de la cire perdue, de la diction des vers à la peinture encaustique, à la coupe des robes, à la marqueterie, au tracé des jardins, – que de traités, d’albums, de thèses, de travaux de toute dimension, de tout âge et de tout format !... Le dénombrement cartésien devient illusoire, devant cette prodigieuse diversité où le tour-de-main voisine avec la section d’or. Il semble qu’il n’y ait point de limites à cette prolifération de recherches, de procédés, de contributions, qui, toutes, ont cependant quelque rapport avec l’objet auquel je pense, et dont je demande l’idée claire. A demi découragé, j’abandonne l’explication de la quantité des techniques… Que me reste-t-il à consulter ? Deux amas d’inégale importance : l’un me semble formé d’ouvrages où la morale joue un grand rôle. J’entrevois qu’il y est question des rapports intermittents de l’Art et du Bien, et me détourne aussitôt de ce tas, attiré que je suis par un autre bien plus imposant. Quelque chose me dit que mon dernier espoir de me forger en quelques mots une bonne définition de l’Esthétique gît dans celui-ci... Je rassemble donc mes esprits et j’attaque ce lot réservé, qui est une pyramide de productions métaphysiques. C’est là, Messieurs, que je crois que je trouverai le germe et le premier mot de votre science. Toutes vos recherches, pour autant qu’on peut les grouper, se rapportent à un acte initial de la curiosité philosophique. L’Esthétique naquit un jour d’une remarque et d’un appétit de philosophe. Cet événement, sans doute, ne fut pas du tout accidentel. Il était presque inévitable que dans son entreprise d’attaque générale des choses et de transformation systématique de tout ce qui vient se produire à l’esprit, le philosophe, procédant de demande en réponse, s’efforçant d’assimiler et de réduire à un type d’expression cohérente qui est en lui, la variété de la connaissance, rencontrât certaines questions qui ne se rangent ni parmi celles de l’intelligence pure, ni dans la sphère de la sensibilité toute seule, ni non plus dans les domaines de l’action ordinaire des hommes ; mais qui tiennent de ces divers modes, et qui les combinent si étroitement qu’il fallut bien les considérer à part de tous les autres sujets d’études, leur attribuer une valeur et une signification irréductibles, et donc leur faire un sort, leur trouver une justification devant la raison, une fin comme une nécessité, dans le plan d’un bon système du monde. L’Esthétique ainsi décrétée, d’abord et pendant fort longtemps, se développa in abstracto dans l’espace de la pensée pure, et fut construite par assises, à partir des matériaux bruts du langage commun, par le bizarre et industrieux animal dialectique qui les décompose de son mieux, en isole les éléments qu’il croit simples, et se dépense à édifier, en appareillant et contrastant les intelligibles, la demeure de la vie spéculative, A la racine des problèmes qu’elle avait pris pour siens, la naissante Esthétique considérait un certain genre de plaisir. Le plaisir, comme la douleur (que je ne rapproche l’un de l’autre que pour me conformer à l’usage rhétorique, mais dont les relations, si elles existent, doivent être bien plus subtiles que celle de se "faire pendant") ce sont des éléments toujours bien gênants dans une construction intellectuelle. Ils sont indéfinissables, incommensurables, incomparables de toute façon. Ils offrent le type même de cette confusion ou de cette dépendance réciproque de l’observateur et de la chose observée, qui est en train de faire le désespoir de la physique théorique. Toutefois le plaisir d’espèce commune, le fait purement sensoriel, avait reçu assez aisément un rôle fonctionnel honorable et limité : on lui avait assigné un emploi généralement utile dans le mécanisme de la conservation de l’individu, et de toute confiance dans celui de la propagation de la race ; et je n’y contredis pas. En somme le phénomène Plaisir était sauvé aux yeux de la raison, par des arguments de finalité jadis, assez solides... Mais il y a plaisir et plaisir. Tout plaisir ne se laisse pas si facilement reconduire à une place bien déterminée dans un bon ordre des choses. Il en est qui ne servent à rien dans l’économie de la vie et qui ne peuvent, d’autre part, être regardés comme de simples aberrations d’une faculté de se sentir nécessaire â l’être vivant. Ni l’utilité ni l’abus ne les expliquent. Ce n’est pas tout. Cette sorte de plaisir est indivisible de développements qui excèdent le domaine de la sensibilité, et la rattachent toujours à la production de modifications affectives, de celles qui se prolongent et s’enrichissent dans les voies de l’intellect, et conduisent parfois à l’entreprise d’actions extérieures sur la matière, sur les sens et sur l’esprit d’autrui exigeant l’exercice combiné de toutes les puissances humaines. Tel est le point. Un plaisir qui s’approfondit quelquefois jusqu’à communiquer une illusion de compréhension intime de l’objet qui le cause ; un plaisir qui excite l’intelligence, la défie, et lui fait aimer sa défaite ; davantage, un plaisir qui peut irriter l’étrange besoin de produire, ou de reproduire la chose, l’événement ou l’objet ou l’état, auquel il semble attaché, et qui devient par là une source d’activité sans terme certain, capable d’imposer une discipline, un zèle, des tourments à toute une vie, et de la remplir, si ce n’est d’en déborder, – propose à la pensée une énigme singulièrement spécieuse qui ne pouvait échapper au désir et à l’étreinte de l’hydre métaphysique. Rien de plus digne de la volonté de puissance du philosophe que cet ordre de faits dans lequel il trouvait le sentir, le saisir, le vouloir et le faire, liés d’une liaison essentielle, qui accusait une réciprocité remarquable entre ces termes, et s’opposait à l’effort scholastique, sinon cartésien, de division de la difficulté. L’alliance d’une forme, d’une matière, d’une pensée, d’une action et d’une passion ; l’absence d’un but bien déterminé, et d’aucun achèvement qui pût s’exprimer en notions finies ; un désir et sa récompense se régénérant l’un par l’autre ; ce désir devenant créateur et par là, cause de soi ; et se détachant quelquefois de toute création particulière et de toute satisfaction dernière, pour se révéler désir de créer pour créer, – tout ceci anima l’esprit de métaphysique : il y appliqua la même attention qu’il applique à tous les autres problèmes qu’il a coutume de se forger pour exercer sa fonction de reconstructeur de la connaissance en forme universelle. Mais un esprit qui vise à ce degré sublime, où il espère s’établir en état de suprématie, façonne le monde qu’il ne croit que représenter. Il est bien trop puissant pour ne voir que ce qui se voit. Il est induit à s’écarter insensiblement de son modèle dont il refuse le vrai visage, qui lui propose seulement le chaos, le désordre instantané des choses observables : il est tenté de négliger les singularités et les irrégularités qui s’expriment malaisément et qui tourmentent l’uniformité distributive des méthodes. Il analyse logiquement ce qu’on dit. Il y applique la question, et tire, de l’adversaire même, ce que celui-ci ne soupçonnait pas qu’il pensât. Il lui montre une invisible substance sous le visible, qui est accident : il lui change son réel en apparence ; il se plaît à créer les noms qui manquent au langage pour satisfaire les équilibres formels des propositions : s’il manque quelque sujet, il le fait engendrer par un attribut ; si la contradiction menace, la distinction se glisse dans le jeu, et sauve la partie… Et tout ceci va bien, – jusqu’à un certain point. |
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Discours sur l'esthétique - 1937
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