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Des sentiments brodés - Tranche de Vie

Tranche de Vie "Des sentiments brodés" est une tranche de vie mise en ligne par "Ancolies"..

Venez publier une tranche de vie ! / Protéger une tranche de vie

 

Des sentiments brodés

 

 

 

1 / Comment se faire augmenter

 

Très facile, z'allez voir.

 

1 : Vous faire hospitaliser. Comment ? peuh, un jeu d'enfant ! Par exemple sortez de votre bagnole en plein périph bloqué, grimpez sur le capot et sautez dessus à pieds joints en hurlant Ivanhoé. Ou bien pointez-vous dans un commissariat et dîtes Je suis une fille et j'en ai par dessus la tête (si vous êtes un garçon) ou toute autre chose qui vous réjouisse et vous fasse du bien.

 

2 : Lors de votre arrivée à l'établissement psychiatrique sélectionné pour vous par les hautes autorités, vous bénéficiez automatiquement d'une certaine dose de doses, spontanément offertes par la maison et supposément destinées à vous calmer. Apprenez cette tactique par cœur : avalez tout sans rouspéter.

 

3 : Une fois votre affaire ingurgitée, balancez sans un mot le verre d'eau contre le mur ou la fenêtre de votre choix. Tournez-vous les pouces horriblement rongés une petite minute, et constatez qu'on vous apporte avec empressement un verre tout neuf ainsi qu'une bonne rasade de pilules supplémentaires. De nouveau, avalez tout avec le sourire.

 

Bien. Maintenant, si vous en voulez encore, recommencez le coup du verre, mais d'après moi, pas la peine de se précipiter. Notamment parce que vous avez l'avantage : les doses ne vont pas en arrière. Ce que vous gagnez c'est une fois pour toutes, et toute nouvelle augmentation à la faveur d'un incident classé aux tableaux A ou B vient renforcer votre permanent pécule, votre permanent péché Après quelques années de pratique, déployez votre propre réseau de distribution pharmaceutique.

 

Soleil du matin sur la Méditerranée. Reposé et ivre d'entrain, j'émerge du carré pour lancer à ceux du cockpit : " Eh les gars j'ai rêvé que ma chambre d'hôpital devenait de plus en plus grande ". C'est pas ce qu'il fallait dire si j'en juge par les mines certes bronzées mais soudain blanches et lassées. Mais bon, d'abord c'est vrai, ensuite y' a une ambiance de merde sur ce bateau. Alors bien fait.

 

Et, conseil : évitez de vous faire hospitaliser dans le même secteur que d'autres taré(e)s susceptibles de tomber amoureux(ses) de vous. Ça vous rendra pas service et fera chuter grave vos bénéfices. Parole de pro.

 

 

 

2 / Seul dans la nuisette

 

Paris années 80. Quoique entuyauté de partout, notre pote Ancolies coule des jours paisibles en ce coquet service de réanimation où les bonnes infirmières lui filent nocturnement et en douce tafs de clopinettes, sans compter petites gorgées de blanc sec lorsqu’elles s’organisent une petite fête. Mais c'est sans compter sur le bon et angoissé Doc Volvo qui m'organise un transfert vers un hp réputé (c'est bon, je le connais déjà son hp réputé, l'est berk). Mais y' a pas vraiment de choix, c'est pénitencier ou pénitencier. Coincé entre perfusions et épouvantablement douloureux drain enfoncé dans un poumon, je hoche la tête quoique ça me fasse un mal de chien. Soulagé d'avoir emporté le morceau, Volvo se détend et me glisse d'un air complice que la gente médecine a elle aussi bien besoin de repos, suite à mes incartades. Ah ouais ? Pas marrant mon pauvre ! je compatis.

 

C'est à peu près là que je décide qu'on me la fera plus. A peu près là que je deviens adulte et prends sur le champ ma première décision patronale : poliment donner leur part aux institutions, qu'elles se reposent et m'oublient, et vice-versa. Allez savoir pourquoi, j'ai le sentiment que ce sera bien mieux pour tout le monde comme ça.

 

Ces dispositions agréablement prises entre adultes consentants, passons aux choses sérieuses, soit prendre en main ses dossiers Parano. La veille du transfert vers l'hp réputé, je soustrais distraitement de mes affaires la clé de chez moi et deux, trois billets traînant dans mon portefeuille. Je dissimule tout ça sous mes bandages et roupille d'un vrai sommeil d'ange.

 

Pffttt... c'est bien plus facile que prévu. Le lendemain, à l'arrivée au nouvel établissement, je profite d’un instant d’inattention durant les formalités d'admission pour filer à l’anglaise et trotter en chaussons d'élastique et de tulle, nuisette boutonnée sur l'arrière coupée au ras des fesses, trottiner sur les trottoirs trempés de rosée parisienne à la recherche d'un dupliqueur de clés. Forcément ça existe dans ce quartier et je renverse dans ma course quiconque prônerait une opinion contraire.

 

La preuve que j'ai raison, en voici un ! Pourriez me la copier, suis un peu pressé ! D'avance merci ! je lui demande essoufflé mais ferme, lui fourrant dans les mains l'objet plat et un billet plié. Veut bien, et même me fait passer avant les autres clients, sans doute séduit par mon originale tenue vestimentaire. Chance, un homme compréhensif ! mon nouveau départ dans la vie commence bien ! je me dis. Me reste à rejoindre guillerettement mes nouvelles pénates. Semble hélas qu'on puisse pas être peinard cinq minutes. Z'ont l'air drôlement excitées les z'abeilles aux z'admissions quand j'arrive tout nu et tout cool dans la ruche. Z'étiez où ? elles me bourdonnent toutes dessus, on vous cherche partout ? Moi aussi ! je réponds.

 

Bah, en fait c'était pas la peine. Une fois mon sac et moi conduits dans notre nouvelle cellule, je remets unilatéralement la main sur l'intégralité de mon portefeuille et trousseau de clés, et prends même pas la peine de répondre lorsqu'ils me les réclament. Pis c'est juste l'instant que choisit ma copine Elvira pour se pointer, alors ils laissent tomber. Elvira m'apporte des clopes, un walkman, une cassette de Lou Reed (Berlin), et bien sûr son amour. A l'instant de me filer la cassette, elle est embarrassée, se demande si c'est le bon choix. C'est que c'est pas très gai comme album, Berlin. Euphémisme. Ça ira très bien, je lui dis.

 

Une image : le gars barré dans une rame nocturne du métro aérien parisien. Plus bas, boulevard des hommes, l'ambulance grille les feux pour suivre. Ouais, bon, un peu complaisant. Quoiqu'il en soit, c'est sa première surprise-partie à la mignonne aux couettes admise hier pavillon F, et moi ma dernière villégiature en ces lieux sinistres. " C'est comme vous voulez ! " répètent encourageants les praticiens à leur patientèle généralement pas en état de le comprendre. Comme je veux ? Vraiment ? Ben ça tombe bien, je veux plus. Maintenant je connais et je veux plus.

 

 

 

 

3 / Une souris verte

 

- Tiens mec !

 

Le pâle travail de la vie résiste encore dans la chambre. La clarté jaune pâle artificielle qui filtre du couloir sous la porte et à travers le judas indique qu'il fait encore bien trop clair dans les esprits des grands brûlés, certes sagement pieutés mais très totalement insuffisamment assommés malgré les lourds chariots de médocs pour s'évanouir dans un sommeil de mort.

 

- Tiens mec !

 

Longue planète, lits parallèles qui parfois se croisent. Dans l'obscurité, mes doigts frôlent ceux de Jeff, tâtonnent pour parer aux brûlures, se saisissent du joint tendu. Une nouvelle taf pour tout et pour rien. Côté opposé, dans le troisième lit de la chambre, Pépère commence à s'agiter et toussoter.

 

Pépère est pas gênant, pas bavard, pas méchant. Et pas du tout content d'être là, chaque jour plus vieux, plus flou, pas du tout content d'avoir chaque jour moins de courage et plus de mépris pour la vie et lui. Impuissant, résigné, mais digne, il renfonce sa douleur et s'en tient à quelques rauquetés adressées à ses peu sexy voisins de cantine ou aux infirmières de jour et leurs questions standard, infantilisantes, diminuantes et n'attendant nulle réponse. Seul sur la grève, le vieux lion soulève, sur l'horizon serein, son pied d'airain (20 pts), se récite-t-il peut-être parfois (mais à vrai dire je crois pas). 

 

Va et vient du machin, pont d'un lit à l'autre, d'un joint à l'autre, d'un aujourd'hui de plus à un demain de moins. Frère Pétard raconte à mi-voix comment il se fait régulièrement tatouer de nouveaux motifs sur sa peau vierge et pervertie, lorsque la nuit et l'aube le laissent dingo, épuisé, affamé, stupéfait comme les autres autour de lui. Maigre et dangereux troupeau de fous furieux, béats, déjantés, appareillés pour tout sauf pouvoir vivre, en quête du rythme miracle définitif au plus profond d'eux-mêmes, à dix mille lieues + cent mille euros de tout. Et à l'aube les tordants regrets puisque il faut bien renaître, puisqu'il faut vivre encore, entre beauté sauvage, intense et éphémère, et rage et dégoût, indélébiles.  

 

Rassemblements d'été de motards, zonards, rockers, ravers, para-punks, mecs de la rue et de la route… Cernant au loin les feux de camps, la masse lourde des bois noirs masque les viseurs infrarouges des caméras des gendarmes. Eparpillés et paumés dans le champ du paysan : des bottes, des chemises à lanières, du cuir, des crinières, des treillis des brodequins des crêtes, des chapelets d'anneaux au nez, aux lèvres, aux oreilles, des crânes rasés, graffités, des corps auto-mutilés, des bières, des décibels, l'offrande d'errances individuelles, d'échappées suicidaires collectives, la danse hallucinée de silhouettes sauvages et d'ombres primitives…

 

Quoi d'autre ? Les cortège d'immuables et préhistoriques rituels, encore couler des palettes, encore sombrer dans les décibels, et la pâleur et la colère, et encore la pâleur et la colère, à chaque changement de DJ la pâleur la colère. Et les rires, pénibles, trop forts, désespérés, et l'hébétude et l'oubli forcenés. Et pour changer la pâleur et le renouveau de l'aurore.

 

Et quoi encore ? les grosses aiguilles à couture, aiguilles de bourrelier trempées dans des encres bleues bon marché, plantées dans des peaux insensibles et des cœurs enfoncés loin dans leurs orbites, dans des cerveaux insensibles, brûlés, détachés. Et le dessin point à point de taches maladroites et toxiques sur l'épiderme, taches d'insectes, traces de vie de mort naissant sous la voûte orange et cuivre de pardon et d'indifférence... 

 

Hmmhh hhmmh... Un peu comme vous j'imagine, j'écoute un peu distraitement les reality films de mon pote du lit à gauche. En réalité, j'écoute une chanson étrange et familière, une chanson que je connais bien et continue sans relâche d'explorer, des mots étranges posés sur mes amours seuls. J' m'en fous d'ici et d'ailleurs. J' m'en fous. Evidemment je sais pas qu'en cet instant comme en tout autre, j'archive, que sans que j'ai rien à y faire les images taillent et s'inscrivent. Maintenant je sais que tout est très important. Avant je faisais aucun compromis. Maintenant, je sais même plus ce que ça pourrait diable vouloir dire, compromis. 

 

Bon. Comme de juste mal dans le lieu et dans le pieu, j'essaie de me débrouiller avec mon étouffement total. Nuit d'amour fou à Ste Anne, suite. Sous la porte, s'habituant à l'obscurité, la lumière rampe quelques centimètres plus loin dans la pièce tandis que j'hésite sur le programme à suivre.

La question est de savoir si je les saute ou si je les ferme. Je parle des grandes fenêtres qui me claquent en dedans, du fracas de leurs battants frappant sous ma peau, de l'hurlant sifflement du vent dans mon silence. Je parle de me faire un sniff d'escampette. Faire le mur du pensionnat si vous préférez. Nan, matériellement et malgré les ambulances de rapatriement, c'est pas un problème. Le problème c'est vouloir. Te fais pas chier, je m'enjoins élégamment, bouge pas, reste là. Tu l'as fait hier, tu l' refais demain si tu veux. Récupérer ta caisse astucieusement garée à trois rues d’ici, t'offrir un tour, rentrer pour les croissants. Un tour : dégager, se casser. Rouler, marcher, mater les dégâts, se camer à la ville camée, prendre sa dose mâchoire serrée, se mêler sans un mot, regarder sans voir, voir sans regarder, chauffer des bouilloires d'amour faussé, d'amour barbare...

 

Pluie noire, trottoirs, marche au radar / impressions flash, sous des croix des bars / solitude fixe, dégoût mâchoire / la vie dans la peau c'est tenace / ça fait un bail, que j' suis aussi loin qu'une étoile... (chanson à moi, zéro pt). 

 

Ok, laisse-toi tranquille pour ce soir ! Détends-toi, rigole, mate un peu les face-à-face Frères Pétard/Pépère Peignoir dans ce joyeux club où les distractions sont rares. Entendu, pour l'instant je reste. Et s'il te plaît étonne-moi Grand-Père sinon j' vais m'emmerder et ça j' peux pas sacquer. Mettez-vous à ma place les amis, songez qu'une fois l'extinction pratiquée, c'est à dire les pensionnaires docilement éteints en leurs chambres, les rarissimes irréductibles (à vrai dire j'en connais qu'un : moi) ont droit en cas d'insomnie de se rendre dans la salle commune déserte. Murs beige sale ou marron sale, chaises en plastique vide, deux trois fauteuils épouvantablement vieux… Dans cette usure tous les livres sont épouvantablement à côté, ennuyeux… J'oublie le bloc foncé d'une télé triste et âgée, perchée sur un bras depuis longtemps inarticulé, nature grise et morte exceptée bourdonnements, sifflements et autres calques mouvants de lignes horizontales transformant chaque image en un épuisant bal. Engageant programme n'est-il pas ? Réjouissances, suite : silence noir, faïence blanche, couloirs, escaliers, toilettes... et on recommence jusqu'à ce que ouf ! l'un des impatientés et sans âme infirmiers de garde d'un étage ou l'autre vous raccompagne vous rallonger entre vos propres barreaux et lambeaux, et obtienne en toute persuasion votre résolution de ne plus le déranger de la nuit en son mortel ennui.  

 

Entendu, je reste ce soir dans ce lit. Quoique loin du compte, je suis pas trop mal grâce au gros pétard. Entre curiosité et indifférence, j'évalue à l'oreille l'état de la chaufferie de Pépère. A en juger par la croissance de ses grincements gutturaux, son vieux moulin rouillé commence à voir rouge. On l' comprend bon sang, y' a des limites quand même. Cette fois mettez-vous à sa place les amis. Outre ses propres et diminuants ennuis, il encaisse de partager sa chambre avec deux gars un peu remuants, un peu inquiétants, pas calmés du tout. Jusque là ça a été, et même en fait ils seraient plutôt gentils. Souvent ils lui parlent, lui demandent si ça va. Il répond jamais. Répondre quoi ? Maintenant, avec cette cigarette illégale allumée, avec cette fumée lourde et peut-être pleine de serpents qui s'enroule partout, enveloppe les pieds de son lit, lèche ses vêtements pliés sur sa chaise, enserre doucement sa tête, ça commence à bien faire ! Rien qu'à respirer ça, il va peut-être lui arriver des choses inconnues et terribles. Peut-être ça y est, il est maintenant lui aussi un drogué. 

 

Tandis que Pépère s'intoxique et s'étouffe, Jeff poursuit sa route. Je l'entends de loin, je crois qu'il est en Camargue là. Du coup moi aussi. Je suis à Ste Arles, à Ste Marie de l'Amer, je vois des fleuves très bas, qu'ont pas le moral. Presque à sec. Je vois de larges bandes de sable désertes. Je vois sur des signes invisibles des rassemblements d'oiseaux blancs quitter le sol pour le ciel en un vaste et lent mouvement. Et j'entends, comme c'est touchant, j'entends dans le lit d'en face un Ancien Combattant qui secoue sa tombe de résignation, sort les charentaises, retourne au combat. Ainsi qu'en témoignent les différents craquements articulaires qu'on perçoit très nettement. Super-Pépère ! l'encourage-je tendrement dans le silence de mon âme.  

 

Mais restons psychocalmes Frère Impatience ! C'est qu'avec un gars plus tout jeune, le temps ne passe presque plus. Replier les genoux rouillés emprisonnés sous cinq tonnes de couvertures, redresser le buste, virer sur la droite les foutues couvertures, ramener côté gauche les guibolles faiblardes au bord du lit, chercher des pieds les pantoufles, s'assurer de l'orientation, se lancer en déroulant la quadruple mantra concentration, équilibre, prudence et précaution, retourner en arrière prendre le clairon de victoire sur la table de nuit avant de se rappeler que c'était dans une autre vie, vérifier à nouveau l'orientation...

 

Bravo vieille branche ! lui adresse-je toujours in petto lorsque la porte s'ouvre à moitié, créant à l'entrée de la chambre un bloc immobile de lumière l'espace d'un instant traversé par la silhouette d'un enfant usé en pyjama rayé. 

 

- Tu t'en fous d' moi ?

 

Euh, pas certain d'avoir compris la brutalité de la question de Jeff, le mieux est de la lui faire répéter.

 

- Tu t'en fous d' moi, pas vrai ?

 

Comme ça, doucement et sans raison apparente, simplement une rêverie silencieuse et sûrement réflexive dont mon pote de chambrée émerge perplexe avec sa question. Comme quelque chose qu'il arrive pas à comprendre, des choses qu'il arrive pas à associer, à faire marcher ensemble.

- Ouais, de moi, de c' qui m'arrive, après, après ici..., d' ma vie tout ça, t'en fous n'est-ce pas ?

 

Comme c'est vrai, comme je suis pas très fort pour dire le contraire de ce que je ressens, comme j'essaie même pas : Ben oui, je réponds. D'aucuns diraient que d'après le silence s'ensuivant j'ai pas forcément fait la bonne réponse. Encore une fois, ici on s'en fout, y' a pas d' bonne question vu qui y’a pas de réponses.  

 

Pendant que Pépère Pantoufles fait le tour du château, pendant que Frère Pétard semble-t-il se gratte la tête, je m'avise qu'il serait pas inutile d'aérer un chouia. Comme si les fenêtres sécurisées s'ouvraient dans cette taule ! m'aperçois-je une fois debout, et comme si je le savais pas ! Et pourquoi je jette pas une fois pour toutes toute tentative aux oubliettes hein ? Parce que tu l'as déjà fait et que ça n'a jamais marché gros malin.

 

Jeff émerge de son mutisme quand je me repieute.

- J' te file mon pantalon noir mec.

- Vraiment ?

- Vraiment.

- Ben merci alors.

 

Ché pas. Peut-être qu'il a été touché par la sincérité de ma réponse. Faut dire aussi qu'y peut plus trop le mettre son pantalon noir. Une dizaine de kilos il a pris depuis un mois qu'il est là. Origine : exploitation méthodique du réfectoire. Trop content d'en profiter et qui sait ce que ça dure. Les deux premières semaines de ce sur-régime ont pas sauté aux yeux, et maintenant c'est spectaculaire.

Que je vous explique. Jeff c'est pas un malade c'est pas un fou. Pas du tout. C'est un rsdf. Un routard sans domicile fixe. Les beaux jours dehors au sud, et le reste comme ça vient. Des fois l'hiver, quand il a trop froid, ou faim, ou marre, ou les trois, il tente l'admission aux cases hôpitaux, hp et même prison (il m'a quand même confié qu'il raffolait pas plus que ça de Fresnes et Fleury). Ici il passe un à deux mois tous les deux ans, avec petites pilules rouges et blanches pour faire semblant. Ici il est bien. Tout le temps où je le pratique, je le vois pas une fois se prenant la tête, ou agressif, ou de mauvaise humeur. 

 

On les entend arriver. Le bloc de lumière s'élargit, l'infirmier devant, Pépère suit.

 

- Bien. Où en est-on ici ? demande avec autorité l'homme à la blouse blanche. Avec autorité mais sans forcer z'avez remarqué. En gants et termes neutres. A pas allumé dans la chambre, reste à l'entrée. Bref, a décidé pas de vagues pour pas être emmerdé.

- On a fait brûler de l'encens, chef !

Suspense ? Suspense ! Ben non les amis, pas de suspense ! Même pas un bâtonnet.

- Vous voyez bien Papy, c'est de l'encens ! Retournez vous coucher maintenant. Mais (sévère) : Ne recommencez pas vous autres ! (Bonhomme maintenant) : Devriez savoir que c'est interdit de faire brûler quoi que ce soit dans les chambres.

- Sûr chef !

 

Hein ? Tout ça pour ça ! Super-Pépère en exploserait l'infirmier à coups d'indignation, de tatanes d'incrédulité hélas trop molles, usées et humiliées. Super-Pépère a déjà tout donné : ressusciter de sa tranchée, se fader des kilomètres de couloirs comme autant de kilomètres de cauchemars... Tout ça pour cette hypocrisie ! Bouleversé le Pépère ! Et la pire des injustices ? la médiocrité assumée de l'autorité. En plus que ce salaud d'infirmier va même pas l'aider à ramasser ces foutues couvertures bien trop lourdes tombées sur le carrelage en bas de son lit. 

 

Sûr ! le chef veut pas rentrer plus avant dans la chambre, le chef est pas intéressé pour se prendre le chou. Maintenant on roupille et tout va très rien chez les fous.

Non.

Quoi non ?

Ben non. C'est Pépère. L'avait presque rejoint son lit, mais là, à l'ultime instant, en une suprême ressource provoquant un foudroyant sursaut de l'orgueil mort et qui pourtant cabre encore :

- En plus ils ont une souris !

 

Super-Pépère le retour 2 ! J'applaudis à tout rompre. Et pour la souris il a tout à fait raison. C'est celle de Jeff. Elle au moins, il peut compter sur elle. Si elle s'en fout de lui, elle lui dira pas. Mais elle s'en fout pas. Il le sait, comme il sait qu'un jour elle lui fera mal. Attrapée ou écrasée par quelqu'un ou quelque chose. La journée elle vit dans sa poche. Il la caresse, lui refile des croûtes de camembert, des reliquats d'herbe. Il lui parle et elle répond mieux que le vieux. Ils sifflotent ensemble, ou tout comme. 

 

- Elle est là ! Ils la gardent dans la chambre.

- Une souris ?! C'est quoi ça encore ! Allez Papy, assez rigolé pour aujourd'hui et bienheureux ceux qu'ont encore un oreiller à 2 oreilles, pas vrai !

L'infirmier est honnête cette fois. Sa souris à Jeff, c'est ultra top secrète ! S'ils savaient ça, ils la fileraient aux chats, ou alors les foutraient illico dehors tous les deux. La dope, oui, la souris, pas question.

 

- Elle est dans la chambre je vous dis !

 

Ça aussi c'est bien vrai. En haut dans le placard, bien installée pour la nuit. D'ailleurs elle a du entendre qu'on parle d'elle. Dans le silence installé tandis que Celui-Qui-Ne-Veut-Pas-Être-Emmerdé s'apprête à boucler Papy et ses camarades une bonne fois, une petite course suivie d'une chute d'objets se fait entendre en provenance du placard.

Sauvé par le bong ! A l'instant même où il allait finalement livrer sa défaite et son assourdissante humiliation à l'oreiller vanté, Pépère du pavillon F tient son éclatante revanche, et triomphe.

- Vous voyez, vous avez entendu ! Elle est là, je vous l'avais dit !

Hélas tout n'est pas champ d'honneur sur cette terre. Ainsi qu'en témoigne sans attendre Celui-Qui-Ne-Veut-Définitivement-Pas-Être-Emmerdé :

- Entendu quoi ? rien entendu moi ! Me reste Messieurs à vous souhaiter une bonne nuit. 

 

Pépère en reste comme 2 ronds de béquilles. Extinction des fous. 

 

C'est mon livre de la vie, j' fais c' que j' veux. Je m'autorise à me citer, à mettre des textes de mes chansons. Si elles existaient sur disques, si elles étaient programmées en radios, j'aurais pas à le faire pas vrai ! Alors voici ma chanson qui cause de Jeff du pavillon F.

Sdf elle s'appelle. C’est ça Sdf, comme spleen, défonce et fête.

 

Moi je suis triste, j'ai plus de père, de père que d' mal, lui n'a même pas d' boîte postale, il est né sans laisser d'adresse, sdf

Il n'a ni toit, ni toi ni moi, mais dans sa poche une souris verte qui picore des brins d'herbe, qui sifflote des chansons à bière, sdf

Je l'ai connu dans un hp, quoi anormal ? on peut pas tous être pris à la santé, tous toujours faire preuve d'adresse, sdf, un der de der, si je mens je vais en enfer

La souris verte dans la pockett, elle trouve-elle que la vie est belle, mais minute paqu' rette, rire en cachette, car sur la terre tout comme au ciel, y' a toujours des gardiens qui se plaignent

Il m'a d' mandé si j' m'en foutais de lui, et comme c'était vrai j'ai répondu oui, alors il m'a fait un cadeau, alors alors il m'a fait un cadeau...

Etrange hiver étrange hp, qu'est-c' que j'y f' sais ? en tout cas pas des sentiments brodés, pas logé à la délicatesse, sdf

Je savais pas tant d' solitude, comme je n' sais pas s'il est heureux, courir et sourire sur la terre, vivre et mourir sans chercher d'adresse, sdf, un der de der, sdf, et si je meurs est-c' que je vais en enfer ?

Sous des draps mon frère, des draps de vent des draps de pierre,

Sous des draps mon frère, des draps de vent des draps de froid des draps de bois des draps de croix des draps de pierre, sdf

 

Vingt-cinq ans plus tard, en bord de Garonne ou autres lieux, mes petits copains des berges de la nuit, des berges de la vie (ou de la mort ?) l'aiment bien. Cette chanson. Mais je la fais pas souvent. 1 / Epuisant à chanter seul à la gratte ce machin. 2 / En leur immense majorité, les mecs des berges et de la marge sont des branleurs, des vampires et des têtes à taloches et valent pas la queue d’un clou de girofle.

 

 

 

 

 

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Ancolies

14-09-2012

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Des sentiments brodés appartient au recueil Nouvelles d'une vie

 

Tranche de Vie terminée ! Merci à Ancolies.

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