Le raccourci - Histoire Courte

Le raccourci

« Alors Francis ! On fait moins le malin ! ».

Je ne t’ai jamais bien aimé, Francis, tu le sais bien. Non pas pour ce que tu es, mais pour ce que tu fais. Déjà j’ai beaucoup de mal avec ton métier, qui pourtant te rend si orgueilleux : publicitaire ! Tu parles d’un métier à la con ! Menteur déséquilibré et manipulateur de foules, promoteur de l’abrutissement et de l’asservissement des esprits pour mieux ouvrir la porte à tout régime despotique et avide de contrôle de ses citoyens moutons ! C’est ça qu’on devrait dire ! C’est ça que tu es !

Mais ce qui me gonflait le plus c’est ton « amour » pour les bagnoles sportives ! C’était quoi ta dernière ? Une BMW ? Audi ? Porsche 900 je-sais-pas-quoi ? Tu m’excuseras, j’ai du mal à suivre tellement ça défile ! D’ailleurs le mec de la casse me l’a confirmé, il n’arrive plus à tenir à jour l’historique des caisses que tu as plié comme un débile à force de toujours vouloir montrer tes muscles sur la route. Pour déconner, il m’a dit qu’il allait bientôt te réserver une allée entière à ton nom !

Alors je sais, je t’entends déjà me demander : « Attends, est-ce que tu es déjà monté dedans au moins ? Est-ce que tu as déjà connu l’ivresse, le plaisir brut de conduire ce genre de véhicule ? ». Ben oui, je te rappelles que je suis déjà monté à bord d’un de tes bolides avec toi. Et oui, on est d’accord, ça décoiffe, ça colle au siège, on se sent comme dans une fusée plus que comme dans une voiture. On vole, on glisse, on se faufile partout, c’est le pied, et parfois on se plante aussi ! Je crois que je n’ai jamais eu aussi peur de ma vie ! Et question confort tu repasseras, mes genoux et mes coudes s’en souviennent encore, avec les chocs qu’ils se sont mangés à chaque virage que tu prenais, possédé par le démon de la vitesse ! Du coup, je vais te dire, pour moi tout ça c’est comme un tour de manège qui secoue et qui fait rigoler, ça va une fois, mais ne me vois pas du tout en faire au quotidien.

Au passage, je n’ai jamais compris pourquoi les soi-disant responsables de ce monde n’ont jamais pris la décision courageuse mais beaucoup plus logique de séparer les deux mondes, celui de l’automobile utilitaire et celui de l’automobile plaisir. Avec le pognon de dingue qu’on perd à réparer les dégâts humains et matériels causés par de grands allumés comme toi, on pourrait construire partout dans le pays de grands circuits de course « tout public » où n’importe quel gugusse pourrait venir s’offrir des sensations fortes dans un cadre sécurisé et surtout isolé du reste de la population, au cas où ton plaisir ultime soit les dérapages incontrôlés et les tonneaux. Pendant ce temps, dans nos villes, on n’aurait que des voitures avec un moteur minimaliste, et avec pourquoi pas plus ou moins de confort suivant les budgets, mais en tout cas pas prévues pour te coller au siège avec des accélérations de fous-furieux.

Parce que oui, les performances, parlons-en ! Je ne parles pas des performances sur le papier, tes histoires de 0 à 100 km/h je m’en fous ! Je te parles dans la vraie vie, quand il y a des bouchons partout et des centres villes saturés, et qu’accélérer pour mieux freiner au feu rouge suivant n’est qu’une mise en scène pitoyable de la connerie humaine, dont tu es un des fiers représentants. Je pense que n’importe qui équipé d’un cerveau avec les connexions qui vont avec finit par le comprendre. Mais il me semble que t’as eu un retard à la livraison quand tu as commandé ton exemplaire. Ou alors tu n’as jamais su comment l’allumer, ce qui est finalement très cohérent avec ton métier qui consiste à décerveler les autres.

Je vais donc avoir le plaisir de te vanner encore une fois avec tes satanés performances ! J’ai toujours adoré te vanner sur ça, pour te remettre un peu les pieds sur terre. Tu te souviens du fameux trajet Marseille - Grenoble qu’on avait fait à deux voitures ? Evidemment, tu avais roulé comme un psychopathe comme à ton habitude, mais avec les travaux et les embouteillages, pourtant suffisamment célèbres, sur la rocade de Grenoble, on était arrivé quasiment en même temps. Tu te souviens, je t’avais sorti :

« Alors Francis, grâce à ton bolide, t’as gagné, quoi ? 100 mètres ? »

J’adorais t’annoncer ça en mètres et non en minutes, ça soulignait encore plus l’absurdité de la « performance » ! 100 mètres sur 300 kilomètres ? Sérieusement ? T’embêtes pas à faire la division, même la calculatrice te répondrait « HAHAHA » ! Du coup, le mètre c’était mon arme oratoire favorite, mon diable en boîte à moi, parfaite pour un diable comme toi qui adore rouler dans une boîte roulante ! C’était le mètre étalon de ta connerie ! L’unité de mesure du vide intersidéral qui caractérisait ton jugement ! La loupe qui mettait en lumière la petitesse de ton comportement dans ta si grande voiture.

Mais là où tu m’as fait le plus halluciner c’était lors de ton aller-retour « éclair » dans le département d’à côté, pour aller acheter de nouvelles jantes. C’était encore plus beau que la fable de lièvre et de la tortue. T’es parti comme un taré sur les chapeaux de roues, jusque là rien à signaler, mais au détour d’un virage que tu avais du prendre à peine au double de la vitesse autorisée, tu t’es fait arrêter par les flics avec lesquels tu as du t’expliquer pendant près d’une demi-heure. Résultat des courses, je pense que tu n’as rien gagné en terme de timing, ou alors une broutille insignifiante, l’équivalent d’une voiture ou deux. Je n’ai pas pu résister :

« Alors Francis, grâce à ton bolide, t’as gagné, quoi ? 10 mètres ? »

Bon mais je ne vais pas non plus remuer le couteau dans la plaie, d’autant qu’il ne reste plus grand-chose à remuer. Ton dernier exploit de Formule 1 n’as été une franche réussite. T’être planté sur le passage à niveau pile au moment où le TGV arrivait, on aurait pu appeler ça une malchance extrême, si ce n’était pas toi-même qui avait voulu forcer le passage au moment où le feu rouge clignotait sur la barrière qui s’abaissait. Quant au chien qui a traversé sous tes roues à ce moment là, te forçant à donner un coup de volant malheureux, tu ne peux pas non plus le rendre responsable de t’être planté sur le poteau de la voie ferrée au mauvais moment. Evidemment, jusqu’au bout, ce n’était pas ton genre de te laisser impressionner par un moteur qui ne voulait plus redémarrer ni par un sifflet de train qui se rapprochait dangereusement et à une vitesse hallucinante.

Les pompiers m’ont dit qu’ils n’ont jamais pu retrouver les jambes, ni le reste des entrailles d’ailleurs. Toi qui adorait prendre les raccourcis, aujourd’hui c’est toi le raccourci ! Et moi je te regardes là, avec ton demi-corps, bouche bée, sur ton lit de morgue, et en souvenir du bon vieux temps et de ma blague préférée, j’ai envie de te dire :

« Alors Francis, grâce à ton bolide, t’as perdu, quoi ? 1 mètre ? »