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Le modèle de Pickman - Domaine Public

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Howard Philips Lovecraft

 

Le modèle de Pickman

Pensez ce que vous voulez Eliot, je ne suis pas fou. Je connais bien d’autres personnes qui ont des manies plus bizarres que la mienne. En quoi le grand-père d’Oliver qui refuse de monter en voiture serait-il plus ridicule que moi ? Je n’aime pas ce maudit métro, c’est mon affaire ; de toutes façons, c’est plus rapide en taxi. Autrement nous aurions dû grimper la colline à pied depuis Park Street.

Je sais, je suis plus nerveux que lorsque nous nous sommes vu l’année dernière, mais ce n’est pas la peine de décortiquer le moindre de mes gestes. Dieu sait qu’il y a bien des raisons pour ça, et croyez-moi j’ai eu beaucoup de chance de ne pas basculer dans la démence. Voulez-vous me soumettre à la question maintenant ? Je ne me souvenais pas que vous étiez aussi curieux.

Après tout je ne vois pas pourquoi je me tairais. Je vous le dois bien : vous m’avez écrit lettre après lettre, comme si j’étais un proche à l’agonie, lorsque vous avez appris que j’avais quitté la Maison des Arts et que je ne fréquentais plus Pickman. Maintenant qu’il a disparu, j’y retournerai peut-être de temps à autres, même si mes nerfs ne sont plus ce qu’ils ont été.

Non, je ne sais pas ce qu’est devenu Pickman, et non, je n’ai pas envie de le savoir. Vous avez deviné, je suppose que j’ai cessé de le voir parce que j’avais appris quelque secret le concernant ; c’est justement pour ça que je ne veux plus y penser. Que la police fasse son travail. Ils n’arriveront pas à grand-chose de toutes façons, personne ne leur a parlé de cette ruine qu’il a loué sous un faux nom, à North End. Même moi je ne suis pas sûr que j’arriverais à la retrouver, non pas que j’en ai envie, pas même en plein jour ! Oui je sais – ou j’ai peur de savoir – pourquoi il l’a retapée. Oui, je vais vous le dire. Et vous allez vite comprendre pourquoi je ne dis rien à la police. Il faudrait que je les y amène, mais je ne peux pas y retourner, même si je me rappelais du chemin. Il y a quelque chose là-bas. Et maintenant je ne peux plus prendre le métro ou même descendre dans une cave. Oui, ça aussi ça doit vous sembler stupide.

Vous devez vous douter que, si je ne vois plus Pickman, ce n’est pas pour les mêmes raisons que ces chochottes de Reid, Minot ou Bosworth. Je n’ai pas peur de l’art macabre, moi, et j’estimais que c’était un privilège de connaître un homme aussi doué que Pickman, quels que soient ses choix esthétiques. Richard Upton Pickman est le plus grand peintre que Boston ait jamais connu. J’ai l’ai toujours dit, et je le dis encore. J’en ai toujours été convaincu, même quand il a dévoilé son « Festin de goules ». Vous vous rappelez ? C’est à ce moment-là que Minot a cessé de le fréquenter.

Vous savez Eliot, il faut avoir une connaissance approfondie de l’Art et une intuition très fine quant au fonctionnement de la Nature pour produire des œuvres comme celles que Pickman a créées. N’importe quel tâcheron de magazine peut barbouiller une couverture et appeler ça « Cauchemar » ou « Sabbat de sorcières » ou bien « Portrait du diable » mais seul un grand peintre peut rendre ses œuvres réellement terrifiantes et authentiques. Les artistes, les vrais artistes connaissent l’anatomie de la terreur, la physionomie de la peur. Ils savent lier leurs tracés, leurs perspectives avec nos instincts les plus profonds et nos terreurs ancestrales. Leurs contrastes si singuliers, leurs jeux de lumière éveillent en nous ce sentiment latent d’étrangeté. Je n’ai pas besoin de vous expliquer comment une œuvre de Fuseli nous fait frissonner tandis qu’on se mettra à rire devant la couverture d’une nouvelle fantastique à dix cents. Ces créateurs perçoivent quelque chose, quelque chose qu’ils parviennent, l’espace d’un instant, à nous transmettre. Doré y parvenait. Sime y parvient. Angarola de Chicago aussi. Et Pickman y parvenait à un degré qui n’avait jamais été atteint auparavant et, que le ciel m’entende, qui ne sera plus jamais atteint.

J’ignore tout de leurs visions. Vous savez, dans l’art tel qu’on le conçoit en général, il y a un forcément un fossé entre le vivant, les êtres dessinés d’après nature ou à l’aide d’un modèle, et les machins artificiels qu’un gribouilleur bâcle dans un atelier minable. Eh bien je dirais que les artistes véritablement singuliers peuvent tirer du monde spectral dans lequel ils vivent des modèles ou des scènes toutes entières. Et ce qu’ils créent surpasse les rêveries insipides de leurs concurrents, tout comme les œuvres d’un peintre inspiré par la nature surpasseront les barbouillages d’un dessinateur du dimanche. Mon dieu, je ne serais plus en vie si j’avais vu ce que cet homme a vu ! Mais était-ce seulement un homme ?

Vous vous rappelez que Pickman était particulièrement doué pour dessiner les visages. Depuis Goya, je ne pense pas que quiconque ait jamais réussi à donner à des traits ou à une mimique des expressions aussi démoniaques. Et avant Goya, il faudrait remonter à ces gens qui ont construit les gargouilles et les chimères de Notre Dame et du Mont-Saint-Michel. Ils croyaient en toutes sortes de bizarreries, et peut-être en ont-ils d’ailleurs vues, car le Moyen-Age était une bien curieuse époque. Je me souviens que vous-même avez demandé à Pickman où diable il pêchait ses idées et son inspiration. Vous vous rappelez son rire obscène d’alors ? C’est en partie à cause de ce rire que Reid a rompu avec lui. Comme vous le savez, Reid venait de se lancer dans l’étude de la pathologie comparée et se vantait d’avoir été initié aux arcanes de telle ou telle découverte biologique ou évolutionniste ou de quelque syndrome mental ou physique. Il disait que Pickman le dégoutait un peu plus chaque jour, et même qu’il l’effrayait vers la fin. D’après lui, son visage et sa physionomie évoluaient de façon malsaine ; inhumaine en quelque sorte. Il évoquait souvent son comportement, affirmait que Pickman était anormal, excentrique au-delà du raisonnable. Si Reid et vous avez communiqué à ce sujet, j’imagine que vous lui avez dit que les œuvres de Pickman l’avaient remué et faisaient travailler son imagination. Je sais que c’est ce que je lui ai dit. A l’époque.

Mais mettez-vous bien ça en tête, ce n’est pas pour ces raisons que j’ai cessé de le fréquenter. Bien au contraire, mon admiration pour lui allait croissant ; ce « Festin de goules » était une œuvre remarquable. Comme vous le savez, le club a refusé de l’exposer, et le Musée des Beaux Arts n’en n’a pas voulu comme donation. Je peux aussi vous dire qu’aucun acheteur n’en n’a fait l’acquisition ; Pickman l’a donc gardé chez lui jusqu’à sa disparition. Aujourd’hui, le tableau est à Salem, chez son père. Oui, vous savez qu’il est issu d’une ancienne famille de Salem ; l’une de ces ancêtres était une sorcière, pendue en 1692.

Je rendais souvent visite à Pickman, particulièrement après avoir commencé à travailler sur une monographie qui traitait de l’art ésotérique. Ce sont sans doute ses travaux qui m’y poussèrent ; de plus, il se révéla une vraie mine d’informations et de conseils quand je m’attelai à la rédaction. Il me montra des peintures et des dessins qu’il conservait chez lui, en particulier des esquisses à l’encre de Chine qui, à mon avis, lui auraient valu d’être exclu du club si d’autres membres les avaient vues. Je devins rapidement adepte de son travail, passant des heures à l’écouter, tel un écolier, développer des théories sur l’art et des spéculations philosophiques suffisamment saugrenues pour lui assurer une place à l’asile de Danvers. Si l’on y ajoute le fait que de moins en moins de gens le fréquentaient, mon admiration sans bornes l’amena à partager nombre de secrets avec moi. Et un soir, il laissa entendre que si je savais me montrer discret et faire preuve d’un peu de courage, il me montrerait peut-être quelque chose d’étonnant ; quelque chose qui éclipsait le reste de ses travaux.

« Vous savez » me dit-il, « certaines choses ne sont pas faites pour Newbury Street, des choses qui n’ont pas leur place en ce monde, qui, de toutes façons, ne sont pas concevables. Mon œuvre consiste à capter les nuances cachées de l’âme, et je ne puis y parvenir dans les quartiers petits-bourgeois de cette ville artificielle. Back Bay ne ressemble pas au reste de Boston. Back Bay ne ressemble à rien, car elle n’a pas encore emmagasiné suffisamment de souvenirs, attiré assez de fantômes. Les fantômes de ces lieux sont insipides, ce sont ceux d’un marais salant, d’une crique bien sage. J’ai besoin de fantômes humains, assez complexes pour avoir pu contempler l’enfer et saisir la signification de ce qu’ils ont vu.

North End est le véritable foyer des artistes. Si les amateurs d’arts étaient sincères, ils supporterait ces taudis pour perpétuer les traditions ancestrales. Bon sang ! Vous ne vous rendez pas compte que ces endroits-là n’ont pas étéconstruits mais se sont développés ? Génération après génération, des gens ont vécu, sont morts, et ont ressenti là-bas, à des époques où l’on avait pas peur de vivre de mourir et de ressentir. Savez-vous qu’il y avait un moulin sur Copp’s Hill en 1632, et que la moitié des rues actuelles ont été créées en 1650 ? Je pourrais vous montrer des maisons qui ont plus de deux siècles et demi ; des maisons qui ont vu des choses qui feraient tomber les constructions actuelles en ruines. Qu’est-ce que l’homme moderne connaît de la vie et des forces qui la dépassent ? On a traité les sorcières de Salem de démentes, mais je suis prêt à parier que mon aïeule aurait pu nous apprendre bien des choses. Elle a été pendu sur Gallows Hill, sous le regard benoît de Cotton Mather. Maudit soit-il ! Il craignait que quelqu’un fasse voler en éclats cette monotonie qui nous emprisonne… Si seulement quelqu’un lui avait jeté un sort ou vidé de son sang !

Je pourrais vous montrer la maison où il a vécu et une autre dans laquelle, malgré ses rodomontades, il était trop lâche pour entrer. Il en savait plus long que ce qu’il a écrit dans ce stupide Magnialia ou dans Les merveilles du monde invisible. On dirait le titre d’un livre pour enfants ! Vous savez quoi ? Il y avait autrefois sous North End un réseau de galeries qui permettait d’accéder à toutes les maisons, au cimetière et à la mer. Malgré les procès et les persécutions de la surface, la vie continuait jour après jour. Personne ne pouvait rien y faire, pas plus que faire taire les rires qui résonnaient la nuit en des lieux inconnus !

Mon vieux, il existe encore dix maisons construites avant 1700 et qui n’ont pas été rénovées. Je parie que pour huit d’entre elles, on trouverait des choses bizarres dans la cave. Il ne s’écoule pas un mois sans que les journaux mentionnent que des ouvriers ont découvert des arches condamnées ou des puits qui ne mènent nulle part dans tel ou tel ancien quartier. C’est arrivé à Henchman Street l’année dernière, pendant les travaux du métro aérien. Qui sait ce que les sorcières d’antan ont invoqué ? Et puis il y avait les pirates et leurs prises ramenées d’au-delà des mers ! Des contrebandiers, des corsaires… Et je vous le dis, les gens d’avant savaient vivre et se sentir vivants ! Le brave comme le sage avait accès à d’autres mondes… Bon sang ! Quand je pense aux « intellectuels » d’aujourd’hui, avec leurs cerveaux ramollis ! Même un club de soi-disants artistes tombe en pâmoison devant un tableau qui jurerait dans un salon de thé de Beacon Street !

Il n’y a qu’un avantage à notre époque : nous sommes trop stupides pour nous intéresser de près au passé. Que trouve-t-on dans les archives et les guides à propos de North End ? Bah ! Sans chercher, je vous garantis que je peux vous montrer trente ou quarante rues et autant de croisements dont pas dix personnes ne connaissent l’existence, à part les émigrés qui s’y entassent. Et même ceux-là ne savent rien de cet endroit. Mon vieux Thurber, ce sont des lieux de rêves extraordinaires, qui regorgent de merveilles, d’horreurs et d’échappatoires au quotidien. Et malgré cela, pas une âme ne s’en saisit ou n’en profite. Enfin si, il y en a une : ma quête du passé n’a pas été vaine !

Je vois que je vous intrigue. Et si je vous disais que j’ai un autre atelier là-bas, où je peux percevoir l’esprit ténébreux d’anciennes horreurs, et où je peins des toiles auxquelles je ne songerais même pas à Newbury Street ? Bien sûr, je n’en dit pas mot à ces mauviettes du club… Quand je pense à ce maudit Reid qui, en ce moment-même, doit être en train de chuchoter que je suis une sorte de monstre, une aberration dans la chaîne de l’évolution. Oui, Thurber, j’ai décidé il y a longtemps que, tout comme la beauté de ce monde, la terreur doit être peinte et c’est pourquoi j’ai exploré des endroits où je sais, à raison, que l’horreur réside.

J’ai donc loué un atelier et je pourrais compter sur les doigts de la main le nombre de blancs qui l’ont visité. Il n’est pas très éloigné du métro aérien, du moins au point de vue de la distance. Mais le temps et l’esprit les séparent de plusieurs siècles. Je l’ai acquis à cause de cet étrange mur de briques dans la cave, celui dont je vous ai déjà parlé. Tout tombe en ruines, ce qui explique pourquoi personne ne souhaite y habiter et le prix ridicule du loyer. Les fenêtres sont condamnées, ce qui me convient parfaitement : mes travaux ne se prêtent pas à la lumière du jour. Je peins dans la cave, c’est là que l’inspiration me vient, mais l’endroit comporte d’autres pièces qui sont meublées. Le propriétaire est un sicilien, et j’ai signé le contrat sous le nom de Peters.

Maintenant, si vous vous en sentez capable, je peux vous y amener ce soir. Je pense que vous aimerez ce qui y est exposé : comme je vous l’ai dit, je n’ai pas de limites, là-bas. Ce n’est pas très loin, j’y vais parfois à pied. Je préfère ne pas me faire remarquer en taxi dans un endroit pareil. Nous pouvons prendre le métro à South Station dans Battery Street. Après, nous n’aurons qu’à marcher un peu. »

Vous devez bien vous douter qu’après un tel discours, je luttai pour ne pas courir jusqu’au premier taxi libre. Nous prîmes le métro à South Station et, vers minuit, nous montions les marches de Battery Street avant de longer le front de mer, au-delà du Quai de la Constitution. Je ne me rappelle plus tous les carrefours que nous avons pris ni dans quelle rue nous nous engageâmes finalement, mais je sais que ce n’était pas Greenbough Lane.

Nous arrivâmes dans l’une des rues les plus anciennes et les plus sales que j’ai jamais vu de ma vie et il fallut monter une pente désertée, flanquée de pignons en ruines, de petites fenêtres brisées et de cheminées antiques, à demi-écroulées, qui se dressaient contre le ciel illuminé par la lune. La quasi-totalité de ces constructions devaient remonter à Cotton Mather : je repérai au moins deux maisons à avancée et il me semble même avoir aperçu une maison à toit pointu – tel qu’on les construisait avant l’arrivée des mansardes – même si les antiquaires affirment qu’il n’en reste plus une seule à Boston.

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Proposé par

Corruption

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Howard Philips Lovecraft

22-10-2017

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Le modèle de Pickman n'appartient à aucun recueil

 

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