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Le Beau Harnais - Histoire

Histoire "Le Beau Harnais" est une histoire détente mise en ligne par "Ancolies"..

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Le Beau Harnais

 

Il était un verre demi-plein demi-vide. Austerlitz s’appelait le demi-plein, Waterloo se nommait le demi-vide. Le verre était posé en hauteur sur une étagère derrière le comptoir du bar, entouré de trophées sportifs, fanions, coupes et statuettes en simili argent… Le patron du bar, Anselme Delîle d’Elbe, interdisait à sa clientèle de toucher à ce verre. Certes il servait des demis à profusion mais ce verre-là était sacré. Il représentait la jeunesse d’Anselme, lorsque celui-ci, après sa période pré-adolescente sans-culotte, servait comme sergent-chef puis comme caporal dans les armées bonapartistes puis napoléoniennes. Il avait tout connu, des triomphales victoires d’Arcole et de Friedland à la retraite de Russie et la sinistre et glaciale Bérézina. Aussi Anselme avait-il baptisé son bar Le Beau Harnais et lorsqu’un client lui commandait un verre de cognac, il lui demandait Tu le veux comment ton cognac, napo ou léon ? avec un nuage de lait ou sans ? Certains de ses habitués pensait qu’Anselme était demi sain d’esprit, demi dérangé mais toujours de très bonne compagnie quoique qu’il en soit. Ce qui était néanmoins certain c’est qu’Anselme était un fidèle. Notamment il avait fermé son bar pour une durée indéterminée durant la période des cent jours. Maintenant il refusait de servir tout bourbon dans son établissement et avait perdu ainsi nombre de clients, mais Anselme ne s’intéressait que de très loin à son chiffre d’affaires. En raison de ses convictions, il avait créé un cocktail, l’Aiglon, à base d’armagnac vieilli qu’il agrémentait d’une tige de sauge ainsi qu’un zeste de citron. Il n’acceptait de le servir qu’à des clients dont la tête avait la faculté de lui revenir. Là-aussi il perdait de nombreux clients mais comme nous l’avons dit s’en souciait comme de colin tampon. Et c’était donc un privilège de boire un Aiglon debout à son comptoir ou installé à une table. Cela prouvait que l’on était apprécié du patron.

En raisons de ses occupations militaires précédentes, Anselme s’était marié sur le tard avec une dénommée Virginie, de 15 ans plus jeune que lui. Ils avaient eu un enfant, une fille, qu’ils avaient sans hésiter une seconde prénommé Joséphine. En fait ce n’était pas un si bonne idée que cela car cela rendait Anselme mélancolique. Mais il adorait sa fille et profitait de ses jours de congés pour s’éloigner de la capitale et l’emmener dans les premiers prés cueillir de magnifiques bouquets de colchiques. Il n’omettait jamais de se coiffer de son précieux bicorne lors de ces promenades, comme chaque fois qu’il sortait d’ailleurs. Durant la semaine, de retour de l’école, Joséphine s’installait à une table reculée du bar et s’attelait à ses devoirs. Nous l’avons dit, Anselme n’était guère un bon comptable et dans ces conditions ne pouvait guère soutenir sa fille dans ses exercices de mathématiques. Par contre il excellait en histoire contemporaine et dans ce domaine Joséphine était imbattable et remportait de nombreux prix scolaires, en général une semaine aux sports d’hiver. Anselme occupé au bar, c’est Virginie qui se chargeait de mener Joséphine au départ du fiacre scolaire et de l’y récupérer au retour quelques jours plus tard. Elle revenait de ses séjours en pleine forme, hâlée par le vent des montagnes et le soleil, et plus fraîche que jamais. Cela rendait Anselme fier de sa fille mais également méfiant et, installé derrière son comptoir il gardait toujours un œil sur les clients installés à des tables au fond de la salle, près de celle où Joséphine s’activait à ses devoirs. Pour le comprendre il fallait savoir qu’Anselme, beau garçon, avait connu dans son jeunesse quelques problèmes avec des adultes pervers. Joséphine était encore trop jeune pour qu’il lui explique que personne, absolument personne n’avait le droit de la toucher, cela aurait risqué de la perturber. Aussi conservait-il en permanence un œil sur elle et veillait à ce que sa mère l’emmène se doucher, dîner et se coucher avant que ses clients ne deviennent trop éméchés.

En raison de ceux-ci, Anselme gardait en permanence son ancienne baïonnette qui en avait tant vu sur le plan de travail derrière son comptoir et plus d’une fois avait dû en faire usage pour stopper net une discussion qui montait un ton trop haut. Il lui arrivait régulièrement de recevoir des candidats spontanés qui lui proposaient de faire office de videur dans son estaminet. Anselme était un homme courtois, aussi recevait-il avec politesse lesdits candidats allant même jusqu’à leur offrir un petit noir mais leur expliquait qu’après avoir traversé ce qu’il avait traversé, il s’en sortait parfaitement tout seul et n’avait besoin de personne. D’aucuns auraient dit qu’Anselme était peut-être présomptueux car la réputation de son établissement était excellente, notée de plusieurs pouces levés ou étoiles dans les guides spécialisés de la capitale, et attirait de plus en plus de monde. Trop à son regard car son souhait profond était simplement tenir un bar de père peinard et vivre tranquille entre son comptoir, ses souvenirs, sa femme et sa fille. Il faut dire aussi que la chance - ou la malchance - faisait que son établissement était fort bien situé géographiquement, rue de Rivoli, face au Jardin des Tuileries, ce qui attirait comme des mouches les hussards désœuvrés terminant leur promenade de l’après-midi aux bras de belles femmes esseulées. Anselme n’appréciait pas trop les hussards, incapables selon lui de ranger proprement leurs crottes de nez dans leur tabatière. Le sol de sa salle en était parsemé le matin lorsqu’il passait le balai avant d’ouvrir. Ah, qu’elle était loin l’élégance des champs de bataille. Messieurs les Anglais, tirez les premiers, oui c’était loin tout ça. L’un de ces malotrus s’était même permis, chez lui, au Beau Harnais, de faire une mauvaise plaisanterie en invoquant Sainte Hélène pour boucler en beauté un poème improvisé, un bout rimé comme il le désignait. Sans même avoir recours à sa baïonnette, Anselme l’avait aussitôt manu militari renvoyé sur le trottoir et interdit définitivement l’accès à son bar. Cela avait immédiatement servi de leçon à l’ensemble des hussards présents, sans pour autant les débarrasser de leur détestable habitude de jeter leurs crottes de nez sur le plancher. Par contre Anselme se montrait extrêmement généreux avec tous les invalides de guerre qui se présentaient à son estaminet. Estropiés d’un bras, d’une main, d’une jambe, il leur servait sans un mot l’un de ses fameux Aiglons et c’est la maison qui régalait. Cela prouvait si besoin en était qu’Anselme Delîle d’Elbe était outre un homme généreux, un être humain probe, doté de valeurs morales élevées et une nouvelle fois fidèle à ses convictions profondes, chose qui pourrait apparaître comme naturelle à chacun d’entre nous mais en réalité fort peu répandue de façon générale. Général pourquoi pas mais Anselme préférait et de loin les maréchaux. S’il ne les avait pas tous connus lors de sa période de service, il avait néanmoins été sous le commandement de plusieurs d’entre eux. Au-delà de leurs évidentes compétences stratégiques militaires proprement dites, c’était leur capacité à mobiliser les hommes de troupe qu’il avait jugé la plus impressionnante. Murat l’était, impressionnant, mais que dire de Ney ?!!! En plusieurs occasions, Anselme l’avait vu galvaniser ses troupes et renverser des situations extrêmement défavorables. Les gens avaient coutume de dire néanmoins mais lui disait Ney en plus. Bah, Bashung qui pourra ! se disait-il, précurseur.

Précurseur Anselme ? Oui ! C’est lui qui eût le premier l’idée de créer des scènes ouvertes, tous les jeudis soirs. Lui qui rêvait pourtant d’un bar paisible, il n’avait su résister à l’idée lorsque celle-ci lui était apparue comme ça, un beau matin au saut du lit. Il avait alors dressé une petite scène au fond de la salle et ainsi Le Beau Harnais accueillait en son sein tout ce que la capitale comptait comme musiciens désireux de se faire un nom. Attention, qu'ils jouassent de la mandoline ou du cornet à pistons, il fallait que les musiciens soient talentueux. Anselme avait de l’oreille et ne supportait guère la médiocrité. Une âme, se disait-il, à mes clients je veux offrir une âme. Cette innovation musicale avait tout de suite emporté l’adhésion enthousiaste générale et rencontrait un succès croissant. Aussi Anselme dut-il revoir sa copie et engager des videurs pour les soirées du jeudi car la musique déchaînait les passions et plus d’une fois faisait naître l’étincelle d’une méchante baston. Mais globalement les soirées se passaient bien, les clients étaient enchantés et Anselme lui en sortait éreinté. Autre avantage inattendu de ces soirées : elles éloignaient les hussards qui, sous leurs élégants habits, avaient en réalité assez peu d’esprit et étaient peu sensibles à l’Art. C’est ça, de l’air les hussards se disait Anselme, allez donc jeter vos crottes de nez sur d’autres planchers.  

Ainsi allait la vie, ainsi allait Le Beau Harnais. Et le temps fatalement passait. Et Anselme et Virginie prenaient de l’âge, lui perdant ses cheveux, elle résistant mieux malgré les inévitables ridules à son front et autres pates d’oie apparues aux commissures de ses yeux, tandis que Joséphine devenait une charmante jeune femme. Les clients n’y étaient pas insensibles mais Anselme veillait toujours jalousement sur sa fille et si d’aventure un jeune homme se risquait à engager une conversation avec elle, son père apparaissait rapidement et sans agressivité aucune jaugeait de la bonne mine et des bonnes manières du garçon, s’enquérait de la profession de ses parents et du tutti quanti. S’il était satisfait il autorisait sa fille à sortir le vendredi ou le samedi soir avec l’heureux élu pourvu qu’il la ramène avant 22h30.

Ainsi allait la vie, ainsi allait Le Beau Harnais. Cependant la différence d’âge et naturellement les inévitables et moult sollicitations grossières de moult clients, Virginie resta toujours fidèle à Anselme, homme bon et doux qu’il était. Quant à Joséphine elle épousât en son heure un avocat intègre, se désignant lui-même fils spirituel du renommé Camille Desmoulins, ne défendant que des innocents. Le couple procréât 2 jumeaux qu’ils baptisèrent en mémoire des frères de qui vous savez Joseph et Joaquim et Anselme occupa une place de grand-père comblé. Las, émotif comme il l’était, la disparition finale de celui qui pour toujours était resté dans sa tête et son cœur l’Empereur lui fut fatale. Anselme, anéanti, perdit malgré les forts liens qu’il entretenait avec sa tribu tout désir de vivre et s’éteignit progressivement dans son lit après une vie dont il n’y avait rien à redire d’inactif ou d’immoral. Joseph et Joaquim, trop jeunes à cette époque, ne furent pas en capacité de reprendre l’affaire familiale et Le Beau Harnais fermât ses portes à jamais, laissant d’indéfectibles regrets à ses habitués qui se virent dans l’obligation de changer de QG. Après plusieurs tentatives tant hasardeuses qu’infructueuses, ils élirent finalement comme lieu de rencontre et beuverie un autre établissement situé Place de l’Hôtel de Ville baptisé La Vie des Abeilles, tenu par le sieur Maurice Maeterlinck dont trop peu d’entre nous savent qu’outre être un écrivain célèbre pour ses travaux scientifiques il fut également lors de sa carrière tenancier de bar. Ainsi donc s’achevèrent la belle vie d’Anselme Delîle d’Elbe et celle du chaleureux estaminet nommé Le Beau Harnais. Cette passionnante page d'Histoire accédant à son terme, nous proposons aux lecteurs qui seraient arrivés à ce stade du récit de nous retrouver autour de la tombe du héros pour tous lever nos verres lors d’une dernière tournée à sa mémoire, verres naturellement emplis de ce qui fit assurément sa réputation, son fameux cocktail l’Aiglon. La cérémonie se déroulera sur invitation et, la terre sablée du Père Lachaise n’ayant rien à faire de leurs crottes de nez, ces messieurs les hussards sont priés de rester à la maison.  

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Ancolies

11-04-2022

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Le Beau Harnais appartient au recueil Nouvelles du monde

 

Histoire terminée ! Merci à Ancolies.

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