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Impasse de la mélancolie - Histoire Courte

Histoire Courte "Impasse de la mélancolie" est une histoire courte mise en ligne par "Ancolies"..

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Impasse de la mélancolie

 

1 /

« J’ai baisé avec Buddy pour me venger de toi et maintenant je suis enceinte ».

Il ne pouvait pas espérer avoir mal entendu ou compris. Comme un gouffre subit, tout en lui s’ouvrit : le chagrin, infini, le retour en arrière impossible, le chemin noir sur lequel maintenant et pour toujours il devrait poser ses pas. C’était la fin d’un monde de passion pour un autre de crucifixion. Sans limites.

Il ne dit rien. Il se leva, se rhabilla sans jeter un regard à Karen, quitta la maison. Dehors les ombres des hauts conifères ondoyaient sur le sol au rythme des nuages passant sous la lune d’argent. Il rejoignit sa camionnette, s’assit sur le siège conducteur, introduisit la clé, déclencha le contact et démarra. Il roula jusqu’au bout du chemin qui ramenait à la route. Là il arrêta le moteur. Tout était déjà arrêté en lui. Il ne bougeait pas, il ne bougerait plus, le temps ne passerait plus. Il ne pensait pas. Il n’y avait rien d’autre à faire qu’à rester là, dans une nuit qui n’aurait jamais de fin. Dieu avait inventé la fin du monde, c’était arrivé, c’était maintenant.

La fin du monde. Alors il pensa au monde, de plus en plus fou, il pensa aux problèmes du monde et les mit en perspective avec les siens. Il y avait de quoi hausser les épaules mais cela ne l’avançait pas. Karen. Est-ce que c’était sa faute ? Sa faute à lui ? Il s’efforçait d’être honnête. L’avait-il jamais trompé ? Bien sûr que non. L’avait-il négligé ? Peut-être s’était-il montré trop absent. Il y réfléchit. Il ne lui semblait pas. Il veillait constamment sur elle, s’efforçant de prévenir ses attentes, ses besoins. Oui il se montrait attentif, il en était sûr mais savait-on jamais ce qu’il y avait dans l’esprit de l’autre ? L’avait-il blessé ? S’était-il montré orgueilleux ? Non plus, il se savait tendre et humble. Maladroit peut-être ? Aveugle ? Un pick-up passa sur la route plein phares dans un cliquetis de ferraille et d’acier. Aveugle, cela devait être ça. Il n’avait rien vu venir. Quels mots avait-elle dit déjà ?  Me venger de toi. Il avait loupé quelque chose c’était certain. Il pensa qu’il ne devait pas être très malin. Peut-être avait-elle simplement joué avec lui, lui qui se savait naïf. Non, ça ne collait pas. Les projets qu’ils avaient faits : quitter le Montana et ses hivers furieux pour la douceur de la Côte Ouest. 10 fois, 20 fois ils en avaient parlé. Elle ne l’aurait pas à ce point dupé. Ou alors elle était cinglée. Perverse et cinglée. Non, pas elle, pas Karen, ce n’était pas par-là qu’il lui fallait chercher. Et s’il avait été trop tendre justement ? Il avait toujours pensé que l’amour qu’il donnait ne pouvait que se transformer en force. Peut-être n’était-ce pas ainsi que cela fonctionnait.

Il s’était arrêté mais pas les aiguilles de l’horloge. Sur fond d’aurore ocre, l’aube se levait. Il revint à lui, le temps reprenait son cours. Il fallait bouger. Il remit en marche la camionnette et s’engagea à droite sur la route, l’esprit à la fois confus et vide. Machinalement il roulait vers chez lui sans rien remarquer des rares véhicules qu’il croisait en cette heure matinale, routiers abattant les kilomètres comme des brutes, journaliers regroupés dans des camionnettes ou des pick-up qui partaient embaucher, représentants de commerce déjà à l’œuvre… Il arrivait, il rétrograda et tourna sur son allée vers sa maison de rondins de bois patinés, l’ancien atelier de son père qu’il avait passé 2 ans à agrandir, ajoutant une chambre sur l’aile droite et une salle de bain sur la gauche. Il tiqua. La porte était ouverte, grand ouverte. Il s’arrêta à quelques mètres, descendit doucement de la camionnette dont il ne referma pas la portière et s’avança lentement. Aucun bruit hormis les cris épars des oiseaux et celui du vent sifflant dans les arbres. Il entra prudemment dans la pièce principale pour découvrir sa table et ses chaises renversées, les tiroirs ouverts, le contenu des placards jonchant le sol, vaisselle fracassée et paquets d’aliments éventrés. Il pénétra dans la chambre, le matelas avait été lacéré manifestement à coups de couteaux, le placard et les tiroirs de la table de chevet également grands ouverts avec toutes ses affaires par terre. Les dégâts étaient les mêmes dans la salle d’eau. Est-ce que le ou les intrus cherchaient quelque chose ? Quoi ? Il ne possédait rien d’une valeur quelconque. Il retourna dans la chambre, le vieux et encombrant colt, également hérité de son père, qu’il gardait dans la table de nuit avait disparu. Mais ce n’était sûrement pas ce que le ou les visiteurs avaient cherché. Il pensa à des lettres, des documents. Non, il n’avait rien. Une vengeance alors ? Buddy, Karen ? Il n’y avait aucune raison. Ce n’était pas de cette façon que Karen s’était vengée il le savait. En couchant avec Buddy elle lui avait fait beaucoup plus mal. Qui alors ? Il n’avait pas à réfléchir à des inimitiés qu’il aurait pu se faire chez le vieux Pete, le seul rade à des kilomètres à la ronde fréquenté par les ouvriers, les bûcherons ou encore les branleurs, les loosers de profession, bref tous les gars du cru… Non, il y buvait sa bière, discutait le coup avec ses voisins au comptoir et repartait aussi tranquille qu’il était arrivé. Un simple cambriolage alors ?  Des étrangers alors car chacun par ici savait qu’il ne possédait rien. Il retourna dans la pièce principale, releva la table et une chaise, s’assit et ouvrit sa blague pour s’en rouler une. Il l’alluma, inhala lentement la première taffe et réfléchit encore. L’idée d’appeler Jack, le marshall du comté, lui traversa l’esprit. Il attrapa son portable dans la poche de poitrine de sa veste en jean et l’y remit aussitôt. Non il n’allait pas faire appel à Jack pour un simple acte de vandalisme. Il tira une nouvelle longue bouffée et se concentra. Non il ne croyait pas à une simple coïncidence. Il ne savait pas pourquoi mais quelque chose ne collait pas. Ça ne pouvait pas être un hasard après ce que lui avait dit Karen, même s’il n’y voyait pas de rapport. Buddy n’était pas un ennemi, même pas un rival, rien qu’une vague connaissance. Karen enceinte de Buddy, d’y repenser à nouveau son ventre se vida et le sentiment d’une perte immense et infinie le ressaisit. Il ramassa le cendrier en acier intact sur le sol, le posa sur la table et y écrasa sa cigarette. Puis il ne bougea plus, prostré, replongé dans sa peine à laquelle se mêlait maintenant la confusion, roula et alluma machinalement une nouvelle clope. Les aiguilles inexorablement tournaient et il restait prostré, hébété, enchaînant les cigarettes. Au bout d’un long moment il se releva, ressortit. Selon le soleil il devait être midi. Il se secoua et entreprit de remettre en ordre la maison. Il commença par redresser les chaises, mettre la main sur un vieux carton et y jeter les débris de vaisselle.   

 

2 /

Le soleil avait disparu depuis longtemps derrière les forêts devenues massifs sombres dans l’obscurité que trouait l’éclat de la lune et la soirée était déjà bien avancée. Chez le vieux Pete, Karen était assise devant une bière et Buddy qui buvait la même chose en l’accompagnant de shots de whisky. Il parlait sans s’apercevoir qu’elle n’écoutait pas. Son regard glissait vers la porte, s’attendant à tout instant à voir entrer l’homme dont elle avait voulu se venger. Plusieurs semaines s’étaient écoulées et même si elle les avaient passées avec Buddy - sauf hier cette horrible soirée avec Dave - et se trouvait maintenant face à lui, elle regrettait ce qu’elle avait fait. Elle avait été idiote, puérile. Elle avait agi dans un accès de rage dissimulé et se trouvait maintenant prise dans l’engrenage. Et Buddy n’était pas assez malin pour le comprendre. Luke, le vieux pote de Buddy se matérialisa devant leur table, une chope à la main. Ça roule comme vous voulez les tourtereaux ? s’exclama t’il. Buddy se mit à rire d’un rire franc tandis qu’elle pensait « Ta gueule Buddy ! Ta gueule Luke ! ». Pourquoi avait-elle fait cela ? s’interrogeait-elle. Parce que, même s’il était actif, Dave était fondamentalement un mélancolique ? C’est de cette mélancolie qu’elle lui en voulait. Pourquoi était-il toujours si grave, pourquoi riait-il si rarement, pourquoi ne pouvait-il se montrer plus léger, plus joyeux ? La joie c’est le signe des êtres simples ou encore celui des véritables chrétiens, lui avait-il répondu une fois. Lui était un tourmenté, souffrant de l’imperfection du monde pour faire court. Bien sûr c’était un idéaliste qui, même s’il tentait de faire la part des choses entre sa propre vie et celle du monde, souffrait de l’absurdité, de l’indifférence, de l’égoïsme, de l’envie, de la médiocrité, de l’indécence, de la corruption… la liste était longue et remontait à la nuit des temps. Non qu’elle ne fut pas intelligente loin d’en fallait, Karen elle, était plus simple justement, savait prendre les choses telles qu’elles venaient. Enfin pas tant que cela en fait puisqu’elle s’était collée de son propre chef dans cette embrouille avec Buddy. Dave était parti 3 mois faire un chantier à l’Ouest dans l’état voisin de l’Idaho. Il lui avait promis de l’appeler tous les jours et ne l’avait pas fait, ou plutôt occasionnellement au prétexte qu’il avait un mal fou à trouver du réseau. Elle ne l’avait pas cru, elle avait senti qu’il s’éloignait, se détachait d’elle et ne l’avait pas supporté. Et hier soir elle avait compris qu’il n’en était rien. Et furieuse contre elle-même elle n’avait trouvé mieux à faire que le blesser. Le pire avait été son fatalisme. Il avait encaissé sans un mot et était parti aussitôt. Elle aurait préféré qu’il réagisse, qu’il crie, qu’il la gifle. Elle avait regardé par la fenêtre et vu qu’il s’était arrêté au bout du chemin. Elle avait deviné qu’il allait rester là toute la nuit, encore une fois noyé dans sa foutue mélancolie. Exaspérée et blessée elle-aussi, elle avait pris sa voiture et la route de derrière. Ce qu’elle avait fait après, s’introduire chez lui - c’était simple, il ne fermait jamais sa porte - et déchaîner comme une furie toute sa rage enfouie. Ça aussi ce soir elle le regrettait. A quoi servait-il de faire du mal ? Et qu’allait-elle faire maintenant avec ce crétin de Buddy et son enfant dans son ventre ? Tout ce qu’elle souhaitait là tout de suite : que Dave rentre dans ce foutu bar, qu’il vienne à elle, lui prenne la main et sans un mot l’emmène loin d’ici, même si elle avait bien compris qu’elle ne pourrait jamais être vraiment heureuse avec lui.  

Tout fataliste qu’il puisse apparaître, une chose qu’on ne pouvait reprocher à Dave, c’était son manque de volonté. Il poussa la porte du vieux Pete et sans s’approcher du comptoir traversa la salle pour se diriger vers les tables, écartant à coups de coudes les groupes de buveurs debout. Il repéra immédiatement Karen et Buddy et vint se matérialiser aussitôt devant eux. Un léger silence s’ensuivit. Il regarda Karen dans les yeux. Viens, dit-il. Qu’est-ce que tu fous là ? intervint Buddy. Dave l’ignora. Viens, répéta t’il à Karen, viens tout de suite. Buddy s’était levé. Attiré par l’incident, Luke lui-aussi s’était approché de la table. Qu’est-ce qui se passe ici ? demanda t’il. Il y a que cet enfoiré s’en prend à ma nana, répondit Buddy. Dave ne leur prêta pas la moindre attention. Viens Karen, répéta t’il pour la 3ème fois. Buddy lâcha son poing droit que Dave bloqua de sa main. Buddy enchaîna dans son élan par un coup de tête et Dave se retrouva à terre. Puis lui et Luke le rouèrent de coups de pieds tandis que Dave replié sur lui-même protégeait sa tête de ses bras et ses mains. Arrêtez ! criait Karen mais les 2 autres redoublaient d’ardeur. Vous êtes complétement fous, vous allez le tuer, cria à nouveau Karen s’agenouillant près de Dave sans prêter attention aux coups. Essoufflés, Buddy et Luke cessèrent de frapper. Buddy attrapa son shot  de whisky sur la table, le vida d’un trait et le reposa. Il empoigna alors son blouson sur le dos de sa chaise. Viens, dit il à son tour à Karen. Toujours agenouillée, celle-ci ne répondit pas. Viens, répéta t’il. Je reste avec lui dit Karen. Buddy parut surpris. Pour la dernière fois, viens, redit-il. Il y eut un silence. Je suis avec lui redit Karen. Buddy l’attrapa par l’épaule pour la relever, elle se dégagea. Je suis avec lui répéta t’elle. Buddy resta un instant sans parler ni bouger. C’est vraiment ce que tu veux ? demanda t’il finalement à la jeune femme. Elle ne répondit pas. On y va dit-il alors à Luke et ils fendirent le groupe qui s’était rassemblé autour de la scène.

Tu peux te lever ? demanda Karen à Dave. Oui, si tu m’aides, répondit-il. Elle passa son bras sous son épaule et l’aida à se remettre sur ses jambes. Ça va ? dit-elle. Ça ira, répondit-il. On y va ? ajouta t’il. On y va, dit-elle. Le bras de Karen toujours sous son épaule, ils traversèrent à leur tour la foule. Dehors, sur le parking, la lune éclaboussait d’éclats d’argent l’acier et les chromes des véhicules. Ils claudiquèrent jusque la camionnette de Dave. Tu peux conduire ? demanda t’elle. Il vaut mieux que tu t’en charges, répondit-il se hissant péniblement sur le siège passager. En enclenchant le contact, Karen repensa à ce qu’elle s’était dit : qu’elle ne pourrait jamais être vraiment heureuse avec lui. Tant pis, maintenant elle avait choisi. Se souvenant soudain du traitement qu’elle avait infligé à son matelas, elle prit la direction de chez elle. Ils n’échangèrent plus un mot cette nuit-là.

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Ancolies

30-03-2022

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Impasse de la mélancolie appartient au recueil Nouvelles du monde

 

Histoire Courte terminée ! Merci à Ancolies.

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