J'ai vu - Tranche de Vie

J’ai vu

J’ai vu. Qu’est-ce que j’ai vu ? Ah j'en ai vu des imprévus. Des gens applaudir dans une église. Inattendu. J’ai vu le vent souffler au fond des mers. C’était beau. Après je ne pouvais plus dormir. J’ai aussi vu l’homme rejeter son frère. Là ce n’était pas joli joli. Sois poli si t’es pas joli, je lui ai pas dit, désireux d’éviter les clichés comme les conflits. Qu’est-ce que j’ai vu encore ? L’homme qu’a vu l’homme qu’a vu l’homme. De drôles de spécimens. J’en ai vu des pas mûres et des vertes. Des épaves couchées de travers dans la vase de la Seine. Des valises partir sans voyageurs pour Venise. J’ai vu mon auto braquée aux pieds du Vésuve. Les mecs avaient même pris la roue de secours. J’ai vu, souvent, des parents maltraiter leur enfant. J’ai vu des enfants terrorisés par leurs parents. Evidemment ce n’était pas ce qui se faisait de mieux pour affronter la vie à venir avec force et confiance. J’ai vu la mort de près. Plusieurs fois. Cela ne m’a fait ni chaud ni froid. J’ai vu que j’étais un être indifférent. J’ai vu aussi que j’étais différent. Enfin je ne l’ai pas de mes yeux vu mais de nombreuses filles me l’ont dit. Je suis venu, j’ai vu et j’ai voulu partir mais j’ai vu aussi que ce n’était pas comme cela que ça marchait. Que je n’en avais pas le droit. D’abord j’étais en guerre contre l’imperfection humaine. Puis j’ai pardonné. Alors je n’étais plus en guerre. Et même si je suis un farouche individualiste, j’ai écouté Unis vers l’uni. Ce n’était qu’un jeu de mots naturellement. J’ai vu des gens gagner de l’argent et devenir tout-à-fait inintelligents. J’ai lu des livres et des livres, certains si magnifiques qu’aujourd’hui il m’est difficile d’en trouver de nouveaux qui soient aussi beaux. Alors je cherche. J’en ai récemment lu quatre de Michel Houellebecq. J’ai jeté le quatrième à la vingtième page, c’était toujours le même livre. Dont une page sur deux était consacrée au sexe et l’autre à la lassitude et au dégoût. Oui j’ai jeté sans regrets Michel Houellebecq, même si j’étais déçu. Je n’ai pas vu les rois-mages en Galilée mais j’en ai maintes fois entendu parler. J’ai appris par la chanson qu’ils suivaient l’étoile du berger. J’ai vu à la paroisse le conte de Noël joué par des enfants mais ensuite je ne suis pas resté pour la célébration de la messe. Il n’y avait que des inconnus et je savais qu’ils le resteraient après l’office. C’est pour cela que je suis parti. Parce que j’étais venu chercher un peu de chaleur humaine. Puis l’aube s’est levée et j’ai vu la lune se coucher dans une lueur ocre et bleutée. J’ai vu nombre de gens mentir en regardant droit dans les yeux leur interlocuteur. J’ai vu ces gens tourner et retourner 30, 50, 60 fois leur veste. Pour cela aussi je suis parti. J’ai vu que même âgés, même passés 70 ans, 75 ans, nombre de personnes avaient encore et toujours de pathétiques problèmes d’égo. 75 ans et toujours quelque chose à prouver, mais que la vie leur avait-elle appris ? Et j’ai eu honte de ce que nous sommes, des mannequins en papier mâché et des pantins. J’ai vu des chefs d’orchestres très élégants et impressionnants mais je n’aime pas la musique classique, aussi cela ne m’a pas beaucoup intéressé. J’ai vu du blanc devenir sombre et noir à cause d’un stylo bille. J’ai vu que n’était pas d’or tout ce qui brille. J’ai vu des méchants pris à leur propre piège et j’avoue que j’ai été content. J’ai vu des justes se faire insulter et lapider, et j’ai vu des injustes remporter la partie blancs comme neige. Cela non plus je n’ai pas du tout aimé. Oui j’ai vu trop de choses que je n’aimais pas ici-bas. Je me suis vu partir en fumée. Il faut reconnaître honnêtement que je l’avais bien cherché. Je n’ai jamais vu l’ange gardien mais je sais qu’il a très souvent été à mes côtés. Je devrais le remercier mais en réalité je ne suis pas certain de le désirer. Je ne suis certain de rien, sinon que j’aime profondément mon fils et que j’espère que sa vie sera une belle vie, moins difficile que la mienne, plus épanouie et plus joyeuse. Je n’ai vu le ou les petits connards qui ont volé le bouchon du réservoir d’essence de ma voiture garée dans la rue. J’ai eu beaucoup de mal à le remplacer et maintenant je dois le dévisser et le placer dans le coffre chaque fois que je me gare même si c’est contraignant. J’ai vu que je me faisais insulter et provoquer chaque fois que j’allais rendre visite à un ami qui habite une cité. En repartant, je me suis demandé si j’étais raciste. Evidemment je n’ai pas aimé. Je déteste ces petits cons qui sabotent le travail d’insertion de plusieurs générations et font grimper les extrêmes. En fait je suis raciste à la connerie. Comme à la corruption. C’est l’un des principaux maux qui empêchent le monde de tourner rond. J’ai vu, ô oui j’ai malheureusement vu de grands mariages. J’ai dû plusieurs fois porter une jaquette et ouvrir le bal en dansant une valse avec la mariée puis la belle-mère de la mariée. Je n’ai pas du tout aimé mais c’était ma famille, j’étais obligé. Puis j’ai vu le temps passer et j’en ai profité pour m’éloigner au maximum. J’ai entendu un homme dire qu’il préférait la compagnie des arbres à celle des autres hommes et je l’ai compris. Non je n’ai pas vu de femmes à barbe mais je suis heureux que vous me posiez la question. Pourquoi, je ne sais pas. J’ai vu qu’avec l’âge on ne savait toujours pas grand-chose tant l’histoire et la géographie sont entre autres vastes mais j’ai ressenti aussi qu’on gagnait en détachement et en sérénité. J’ai dit c’est bon à prendre et j’ai pris. J’ai vu à l’œuvre la maladie. Je me suis dit que si j’attrapais un cancer je ne me soignerai pas. Je laisserai la vie s’éteindre. Je ne veux plus avoir à lutter. Je ne veux plus souffrir. Qui a envie de souffrir ? J’ai vu qu’il était très difficile de modifier ses habitudes. J’ai vu aussi que si le mot « normalement » avait un sens, essayer serait réussir. J’ai vu les portes du cinéma s’ouvrir en grand devant moi mais mes parents les ont sournoisement refermées derrière mon dos. De toute façon je ne sais si j’aurais pu être un acteur, incapable que je suis d’être autre chose que ce que je suis. Et puis hier c’est hier mais aujourd’hui je ne supporte plus aucunes contraintes, hormises celles que moi-même je me fixe. J’ai vu que j’étais plus idiot que je n’en avais l’air et je me suis demandé si vous aussi. J’ai vu récemment qu’il y a 18 ans j’avais commis une énorme connerie. Maintenant cela me pollue chaque nouveau jour l’esprit et j’en ai assez, je ne parviens pas à le chasser. J’ai voulu alors effacer tout mon passé mais ça n’a pas fonctionné, même avec des éponges mouillées. J’ai vu déjà tout petit que l’on ne revenait pas en arrière et que la rivière coulait sans retour. J’ai vu que moins l’on possédait, plus l’on était riche. Il y a de très anciennes amies avec lesquelles je parle chaque semaine au téléphone mais je ne les ai pas vues depuis des décennies. Naturellement leurs cheveux sont devenus blancs. Cela m’avait fait un choc lorsque très jeune j’avais lu Le rouge et le noir et qu’à la fin du livre le héros retrouvait l’héroïne et que celle-ci dénouait son foulard laissant apparaître ses cheveux blancs. Oui cela m’avait fait un choc et j’avais trouvé cela horrible. A 16 ans, on trouve qu’une personne âgée de 60 est un ancêtre proche du cimetière du Kremlin-Bicêtre. J’ai vu avec ces très anciennes amies que la fidélité était l’une des plus belles aventures de la vie. J’ai vu que certains avaient la chance de vieillir bien. Et d’autres non, c’était injuste, désolant et déprimant. J’ai vu que la jeunesse passait à la vitesse de l’éclair, et également que j’étais passé à côté de la mienne parce que j’avais trop de problèmes dans la tête. J’ai vu qu’il était particulièrement difficile de découvrir et comprendre qui l’on était. Je ne sais si cela a de l’importance tant que nos actions demeurent justes. J’ai vu que l’ensemble de mon travail artistique allait disparaître avec moi et je me suis demandé, mais c’était sans doute orgueilleux, à quoi bon continuer ce que j’ai fait et continue de faire depuis 50 années ? Je dois reconnaître avec honnêteté et humilité que plus d’une fois dans ma vie, des personnes m’auront dit après avoir lu un texte ou écouté une chanson que cela les avait aidé. C’est très bien mais je désirerais que tout cela soit réellement largement partagé plutôt que réduit à une très mince poignée d’individus. Ne vous trompez pas, je ne veux surtout pas du vedettariat - de toute façon je pense que j’ai les nerfs trop fragiles pour le supporter - je veux simplement être un inconnu dont le travail est connu. J’ai vu que j’étais loin d’être le seul dans ce cas de figure - le travail invisible - et qu’il faut tout bonnement l’accepter. J’ai largement eu le temps de voir que l’amertume et l’aigreur étaient de fieffées ennemies qu’il fallait tenir à longue distance de soi et de son cœur. Je n’en ai pas parlé à ma peur qu’avait déjà cassé sa machine à vasseur. J’ai vu que j’avais largement dépossédé mon fils avec mes démarches naïves et idéalistes et irréalistes. Cela m’a profondément fait ch… J’ai vu encore que je devenais de plus en plus rogue et antipathique. J’ai vu que l’on était fondamentalement seul sauf peut-être les croyants. Bon, j’ai regardé un peu plus haut sur la page et vu que j’avais sans doute déjà écrit beaucoup trop. Aussi j’ai posé là mon stylo.