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Biographie de John Graves

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John Graves

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Ancolies

Biographie

États-Unis | | Homme

John Graves. 

La nature n'ignore pas les coïncidences frappantes, mais celles des hommes le sont bien davantage, et il était étrange de penser à nos ancêtres colons traçant une carte approximative et faisant exactement la même chose que nous 150 ans plus tard, mais pour des raisons bien différentes. A leur époque, ils se sentaient sans doute à l'orée d'une chose nouvelle, d'une chose non touchée par les Blancs, des terres cultivables à eux données par le territoire du Texas, qui les avait prises au Mexique pendant la Guerre d'Indépendance, les Mexicains en ayant eux-mêmes été récompensés par l'Espagne, qui les avait auparavant confisquées aux Indiens, Apaches lipans et Tonkawas qui essayaient de les garder avant que les Comanches du nord ne les leur volent. 

...

 

Je crains que la prochaine génération ne sache plus rien des baleines ni des tortues de mer, je crains que tous les moteurs et les transmissions électriques des hommes n'étouffent leurs systèmes de communication sousmarine, leurs chants d'amour, leurs systèmes d'alerte et d'alimentation. Les lucioles aussi auront disparu au siècle prochain ; ce monde n'est plus assez délicat ou subtil pour conserver une place à une créature qui conquiert les ténèbres. Ce qui était autrefois un mécanisme social complexe ainsi qu'un stratagème de fuite (pour un prédateur levant les yeux, la luciole se perdait parmi les étoiles) est aujourd'hui une extravagance inutile, perdue dans un monde où il n'existe plus beaucoup d'obscurité authentique.

Je suis de moins en moins certaine de la différence que nous opérons entre le passé et le présent.

Apparemment, plus je passe de temps à battre la campagne, à voir les choses que mes parents ont vues, à sentir les mêmes odeurs qu'eux, presque comme si j'étais parfois eux - comme si notre évolution biologique était si infime qu'il n'existe aucune différence significative entre nous -, plus je me convaincs qu'il n'y a pas de vraie barrière, aucun mur de pierre dressé entre présent et passé ; que nous construisons (par peur, par faim de l'avenir, par gloutonnerie pure et simple) ces clôtures derrière nous ; que nous tournons le dos à ce que nous sommes vraiment, à ce que nous sommes toujours.

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Avant que ma mère ne retourne à la terre, avant que nous ne lui ayons creusé au ciseau son lieu de repos à un mètre quatre-vingts sous le calcaire et le grand chêne, ma vie était très simple : j'allais dans les bois avec Grand-père, parfois avec Grand-père et Chubb, et j'étudiais les oiseaux. A cinq ans, je distinguais un gerfaut, solitaire et noir de jais, parmi le vol de vautours qu'il accompagnait. A cette époque, je ne comprenais rien à l'évolution, je ne voyais pas quel profit le gerfaut tirait d'imiter le vautour, dérivant avec eux mais différent d'eux, sur les thermiques d'altitude au-dessus du canyon de la rivière. La seule différence, c'était que le gerfaut avait des pattes jaunes, un détail qui lui permettait de s'identifier à la fois pour les vautours et pour les autres gerfauts, à des fins de reproduction. Mais les craintifs rongeurs, qui habitaient le monde inférieur et qui étaient insensibles aux couleurs lorsqu'ils levaient les yeux vers le ciel et ces ombres qui venaient de passer devant le soleil, voyaient simplement un vol de vautours qui décrivaient leurs cercles tout là-haut en cherchant un animal mort et non un animal vivant.

Le lapin, l'écureuil, le coyote, le raton laveur détournaient alors le regard, soulagés, convaincus qu'il s'agissait de vautours et non pas de gerfauts.

Alors l'unique gerfaut, cet oiseau effrayant, repliait ses ailes et plongeait. Il s'échappait de la formation de vautours en une chute libre semblable à celle du faucon pèlerin, mais il était beaucoup plus gros et terrible, criant silencieusement vers le sol, vers le petit mammifère inférieur, tel un bloc de fer noir, ce vautour qui n'en était pas un, tandis qu'au-dessus de lui les vrais vautours continuaient de décrire leurs cercles en faisant comme si de rien n'était.

Interrompant sa chute libre à la dernière seconde, dépliant sous sa trajectoire verticale et emplumée les fameuses pattes jaunes et les célèbres griffes incurvées (semblables à celles de l'ours), cette locomotive tombait du ciel, les serres percutaient violemment l'échine de l'animal, avec une force telle que le plus souvent elles brisaient aussitôt la colonne vertébrale et culbutaient l'animal qui roulait dans la poussière vers un bosquet d'arbres. Si les serres du rapace restaient prisonnières du corps de l'animal, le gerfaut roulait avec sa proie et se blessait parfois, quand il ne perdait pas la vie.

Nous essayons de délimiter des frontières et poser des clôtures, nous essayons de définir une limite entre la vie et la mort, l'homme et la nature, la culpabilité et l'innocence. Mais à la vérité il n'y a pas de culpabilité et il n'y a pas d'innocence ; il n'y a pas de mort, il n'y a que la vie. Nous sommes interconnectés ; tous, nous ne formons qu'un. Gerfaut et lapin, fille et mère. Il n'y a pas de frontières.

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J'ai passé ma vie dans les fourrés et j'ai vu ce que nous faisons le mieux, et c'est d'aimer et d'honorer nos semblables : aimer la famille, aimer les amis, aimer la brièveté des jours. Nous ne sommes nous-mêmes que des pièges périphériques, loin du cœur du mystère.

Nous sommes des oiseaux chanteurs.

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Mon frère non plus n'a pas d'enfant. J'imagine que la terre est tout ce que nous laisserons derrière nous.

Ainsi elle est à la fois nos parents et nos enfants. 

La terre produit des fleurs pour que je les dépose au pied de la tombe de ma mère, là, sous le grand arbre. Je coupe ces fleurs avec des ciseaux, je les porte là-bas, mais je ne suis qu'une intermédiaire, une passeuse, pour ce flux. C'est la terre en fait qui agit.

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J'ai respiré l'air froid, j'ai regardé la lune s'élever encore dans le ciel, jusqu'à ce qu'elle m'appartienne à nouveau, ainsi que tout le pays étendu à mes pieds.

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Je me suis assise près des rochers ensanglantés. A travers mes larmes, il me semblait que le caliche blanc, le sol lui-même saignait, que tout ce sang n'était pas venu de l'aigle mais qu'il était monté de la terre. J'ai posé la main sur le dos de l'aigle, dont les plumes étaient chaudes au soleil, dont les yeux étaient clos, splendides paupières bleutées comme celles d'un homme. Mais, dès que le soleil est descendu derrière la crête, le corps a rafraîchi, puis il s'est refroidi pour de bon et je me suis allongée dessus pour le recouvrir de mon mieux avec mon propre corps, pour qu'il conserve sa chaleur. Plus tard, longtemps après la tombée de la nuit, je me suis réveillée et j'ai entendu la cloche sonner. J'ai laissé ma chemise sur le dos de l'aigle et je suis rentrée à la maison en courant. Je n'ai parlé de cet aigle ni à mon père ni à personne. Je ne voulais pas que notre vie change. Je ne voulais pas témoigner.

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Le corps sait, tout comme l'esprit. Cérémonie. Quand nous avons perdu cela nous avons tout perdu. Nous devons participer à ce monde qui nous a engendrés. Nous ne devons pas rester assis dans des fauteuils en cuir brut, la tête inclinée sous le poids du chagrin, tandis que les eaux coulent autour de nous. Nous devons rejoindre ces eaux.

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Ce fut après la mort de Chubb que Grand-père apprit à chanter.

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Jusqu'au dernier moment de leur existence, chauvesouris et phalènes sont liées à jamais, à travers le temps et au-delà. En guise d'ultime manœuvre d'évitement, une phalène en fuite interrompt parfois ses battements d'ailes en plein vol, cessant ainsi de fournir des données au radar de la chauve-souris. Mais parfois la chauve-souris s'arrête elle aussi d'émettre, si bien que la phalène ne récupère plus le moindre signal radar - la chauve-souris semble avoir disparu - et l'espace d'un très bref instant elles restent toutes deux figées là, suspendues dans l'éternité.

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Nous n'étions plus que trois, bientôt nous ne serons plus que deux, puis un. Enfin il ne resterait plus que la terre. Cette pensée m'a réconfortée et je me suis endormie en écoutant le vent qui nous berçait. 

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La plupart d'entre nous gagnons lentement en force, puis nous perdons tout aussi lentement cette force, et parfois nos cycles sont synchrones avec la santé de la terre mais parfois aussi ils en sont indépendants. Nous observons, écoutons et prenons bonne note tandis que la terre, le lieu, la vie commencent à nous réclamer son dû. Vous vous retrouvez tel que vous avez toujours été, au beau milieu de la métamorphose, vivant et mourant sans cesse ; votre force s'affaiblissant enfin. Peut-être remarquez-vous que le sol, les pierres ou la rivière vous reprennent ce qu'ils vous ont prêté. Et vous ressentez pour la première fois une douce absence.