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Plongée en eaux troubles - Nouvelle

Nouvelle "Plongée en eaux troubles" est une nouvelle mise en ligne par "GillesP"..

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Plongée en eaux troubles

Lundi 3 avril

Alors même qu’elle vient à peine de franchir la porte et de pénétrer dans l’appartement, Victoria ne peut s’empêcher de se précipiter sur lui. Ce n’est pourtant pas son habitude, de l’embrasser à pleine bouche dès qu’elle rentre, de l’entraîner contre la table qui trône au milieu du salon, de lui ôter ses vêtements à la hâte, de se débarrasser des siens tout aussi rapidement et de lui dire, en lieu et place du traditionnel « bonjour, mon amour, as-tu passé une bonne journée ? », un « j’ai envie de toi prends-moi là tout de suite » dépourvu tout autant de ponctuation que d’envie de préliminaires langoureux. En même temps qu’elle lui susurre ces paroles dont la crudité, admettons-le, est tout à fait apte à susciter un embrasement spontané des sens chez une majorité d’hommes, elle lui lance un regard incandescent qui ne peut pas laisser insensible la minorité restante. Aussi Vincent s’empresse-t-il d’obéir à l’injonction de sa compagne. Ses premiers coups de reins font gémir la jeune femme et les joints de la table. À peine quelques minutes plus tard, on peut discerner des cris aigus et des râles une octave en-dessous, rythmés par les pulsations à intervalles réguliers de la table qui a fini par se retrouver contre la fenêtre. Comme cette dernière est entrouverte, on peut aussi entendre, en fond sonore, le tumulte des véhicules qui circulent à vive allure sur le boulevard Haussmann. Mais comme Victoria et Vincent sont tous deux bien occupés, ils n’y accordent aucune attention. Pourtant, en prêtant bien l'oreille, ils pourraient s’amuser à distinguer les bruits issus de puissantes berlines de ceux, moins vrombissants, des voitures plus familiales. Ils percevraient même, par moments, des sons de pots d’échappement à la validité douteuse. Il faut croire que ces subtilités ne les intéressent pas le moins du monde. Elle jouit très vite. Il ne tarde pas à l’imiter, ce qu’elle trouve très poli.

Si la jeune femme est arrivée ce soir dans un tel état de griserie, c’est en raison de la nouvelle qu’elle vient d’apprendre à la rédaction de l’hebdomadaire pour lequel elle travaille depuis cinq ans : pour la première fois, on l’a chargée d’enquêter sur une histoire de double disparition qui pourrait bien avoir des liens avec le monde de la politique. C’est en tout cas la piste sur laquelle on lui a conseillé d’orienter ses recherches. Jusqu’alors, elle avait toujours tenu un rôle subalterne au sein du magazine. Elle en avait écrit, des articles sur tel ou tel fait divers ; elle en avait connu, de longs trajets en voiture et de courtes nuits dans des hôtels de seconde zone pour faire des reportages sur le gel qui était arrivé particulièrement tôt cette année dans telle bourgade ; sur la classe de CM1 qui avait fusionné avec celle de CM2 dans tel village à cause d’un nombre d’enfants en diminution, ce qui, bien sûr, avait provoqué, d’une part, la colère de parents d’élèves gauchistes ou soucieux de l’éducation de leur progéniture, d’autre part, conséquence logique, la prolifération de pancartes du type « non au démantèlement de l’Éducation nationale », « Halte à la casse des services publics », voire « Nos enfants valent plus que leurs profits » ; sur le maire de tel hameau qui, c’était bien entendu scandaleux, avait favorisé son beau-frère en faisant passer sa demande de dossier HLM sur le haut de la pile ; ou sur n’importe quoi d’autre du même acabit.  Mais cette fois-ci, on lui a confié une affaire. Une vraie. On lui a laissé carte blanche et du temps pour en démêler les nœuds. Elle a enfin l’impression d’être une journaliste d’investigation.

Désormais alanguie dans les bras de Vincent, toujours aussi heureuse que tout à l’heure, mais plus calme, Victoria enroule une mèche de sa chevelure blonde entre ses doigts, en même temps qu’elle évoque ce qu’elle sait pour l’instant de cette histoire :

« Les deux disparus se nomment Leïla Ackriche et Quentin Jamet. Ils se sont rencontrés il y a… Qu’est-ce qu’il y a ? Je te fais mal ? »

Victoria a senti l’épaule de Vincent se raidir légèrement. Il s’écarte un peu et dit, en même temps qu’un sourire malicieux naît aux commissures de ses lèvres :

« Ce n’est rien, j’ai dû me froisser un muscle tout à l’heure. Continue.

- Qu’est-ce que je disais ? Ah oui : ils se sont rencontrés il y a une quinzaine d’années alors qu’ils étaient étudiants à Sciences Po à Paris. Études brillantes, articles excellents pour plusieurs journaux, bref, ils sont parvenus à se faire rapidement un nom dans le milieu du journalisme. Quand je pense que moi, ça fait des années que je fais les chats écrasés… Et il y a trois ans, ils ont publié en duo un essai qui a eu un grand retentissement, je ne sais pas si tu en as entendu parler. Ça s’appelait Enquête sur les liaisons dangereuses entre l’extrême-droite et une partie de la droite républicaine.

- Oui, ça me dit quelque chose. Ils ont fait la promotion de leur livre dans plusieurs grands médias, n’est-ce-pas ?

- Exact. Enfin, c’est Leïla qui a été invitée sur plusieurs plateaux. Lui, il est resté dans l’ombre. J’ai cherché à voir à quoi il ressemble sur Internet : je n’ai pas trouvé une seule photo de lui.

- Tiens, c’est étrange. Tu sais pourquoi ?

- Non, pas encore. Peut-être aimait-il que ce soit sa compagne qui se mette en avant. Peut-être tout simplement n’était-il pas attiré par la célébrité et la médiatisation. Toujours est-il que trois mois après la parution de l’ouvrage, Leïla et Quentin ont brusquement quitté leur poste respectif et l’appartement parisien qu’ils occupaient. Oui, parce que j’ai oublié de te le dire, mais tu l’as sans doute compris : en plus d’être des journalistes talentueux, ils formaient aussi un couple passionné que beaucoup enviaient, dans le milieu. À partir de ce moment, on n’a plus eu aucune nouvelle d’eux. Comme s’ils s’étaient évaporés. On a pensé qu’ils étaient partis s’installer à l’étranger. Certains ont parlé de l’Amérique latine, d’autres de l’Europe de l’Est, de la Corse, et en vérité personne n’en sait rien. Mais il y a trois mois, un courrier est arrivé à la rédaction, dans lequel l’auteur laissait entendre que les deux journalistes avaient eu maille à partir avec des responsables politiques et qu’ils auraient reçu des menaces. Personne n’y a d’abord prêté attention, car des courriers de ce type, tu te doutes bien qu’on en reçoit des dizaines. Mais le rédacteur en chef est retombé dessus il y a quelques jours et il s’est dit qu’il n’était pas impossible, après tout, qu’on ait songé à se venger de leurs révélations, d’une façon ou d’une autre. Et il m’a convoqué ce matin pour me charger de m’y intéresser de près. »

Victoria se tait, attend que Vincent lui adresse félicitations et vœux de réussite pour cette nouvelle vie qui se profile, ce qu’il fait sans tarder. Puis elle se blottit contre lui et, une chose en entraînant une autre, ils se retrouvent dans une situation comparable à celle de tout à l’heure et dont l’issue se révèle exactement la même. Victoria se sent heureuse, épanouie en amour comme dans sa situation professionnelle. C’est vraiment une très bonne période pour elle. Les yeux clos, la jeune femme caresse les cheveux de Vincent et se délecte à se remémorer les circonstances dans lesquelles elle l’a connu l’année dernière.

Une rencontre à la fois banale et incongrue : alors qu’elle s’engageait dans le métropolitain, la porte s’est brusquement refermée entre elle et son sac à main. Un homme s’est précipité vers elle et a appuyé sur le bouton d’ouverture. Elle a vivement ramené son faux Louis Vuitton contre elle, et dans son empressement, a un peu titubé, ce qui l’a conduite à se retrouver dans les bras de l’homme en question. Elle s’est confondue en excuses et en remerciements. Il a dit en retour, en souriant et en refermant ses bras sur elle : « tout le plaisir est pour moi, vous vous en doutez ». Alors, elle ne sait toujours pas ce qui lui a pris, mais elle a approché sa bouche de la sienne et l’a embrassé. Aucune résistance ne lui a été opposée. Le baiser s’est prolongé tout le long du trajet, puis elle l’a entraîné dans son petit studio. Ce n’est qu’une fois au lit, après une petite heure de plaisirs aussi intenses que variés, qu’elle a appris son nom : Vincent Nevers. Bel homme, quarantaine fringante, virilité assumée, barbe de trois jours entretenue avec soin, regard ténébreux et calme olympien. Exactement le genre d’homme qu’elle aime, même si elle se reproche par moments d’avoir des goûts bien clichés, tout à fait conformes aux topoï publicitaires. Ils se sont installés ensemble très vite, au dernier étage d’un immeuble haussmannien, dans un trois pièces qu’ils ont peuplé d’amour, puis de meubles Ikéa – dans cet ordre, car Victoria a dit à Vincent, lorsqu’ils ont pris possession des lieux, qu’elle préférait davantage être qu’avoir, ce à quoi Vincent a acquiescé d’un sourire, puis il l’a plaquée contre le mur encore vierge de toute décoration d’intérieur –.  La vie commune a comblé les attentes de Victoria : cet homme est tout à fait parfait pour elle. En plus d’être beau comme un dieu grec, il s’est révélé gentil, compréhensif, organisé, amoureux. En plus, il la baise divinement bien. Ce sont les seuls moments, d’ailleurs, où il perd son calme olympien. Ce décalage entre ce qu’il est d’ordinaire et ce qu’il s’autorise au cours de leurs ébats amoureux l’excite à chaque fois au plus haut point. Elle a dans son lit, réuni dans un seul être, Apollon et Dionysos. Le sourire aux lèvres, elle finit par s’endormir.

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GillesP

19-07-2017

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Plongée en eaux troubles appartient au recueil quelques textes

 

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