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Les affinités - Domaine Public

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• Anatole France (1844 - 1924)

LES POÈMES DORÉS (1873)

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LES AFFINITÉS

I


Le noir château, couvert de chiffres et d’emblèmes
Et ceint des froides fleurs dormant sur les eaux blêmes,
En un doux ciel humide effile ses toits bleus.
Dans le parc, où jadis on vit flotter des fées,
Les Nymphes, par le lierre en leur marbre étouffées,
Méditent longuement leurs amours fabuleux.

Déjà des vieux tilleuls les premières rangées
Versent sur les gazons leurs ombres allongées
Jusqu’au pied du fossé qui borde le manoir.

La forêt qui s’étend à l’horizon déroule,
Sous un vent large et frais, les grands plis de sa houle,
Et mugit tout au loin dans la brume du soir.

Sur le vieux banc de marbre envahi par la mousse
Cécile s’abandonne à sa tristesse douce.
Sa tête penche au faix des lourds cheveux châtains,
Des cheveux d’où jaillit une étrange étincelle
Quand le peigne se plonge en leur flot qui ruisselle
Sous l’ombre des rideaux, au secret des matins.

Très lasse, de souffrance et de langueur parée,
De sa propre faiblesse elle-même enivrée,
Elle vit en silence à l’ombre des tilleuls.
Son âme un peu farouche a cette clairvoyance
Et ces secrets instincts, sûrs comme la science,
Noble et fatal trésor de ceux qui vivent seuls.

D’un long et plein oubli nonchalamment éprise,
Elle respire, émue au souffle de la brise,
Les amères senteurs qui voyagent dans l’air ;
Et, le sein frissonnant des frissons dont l’automne
Fait tressaillir le soir la forêt monotone,
Elle laisse errer son regard couleur de mer.


Et, comme un vol d’oiseaux, sur la mer, ses pensées
Aiment, en tournoyant, à plonger dispersées
Dans le vague océan où s’égarent ses yeux.
Ses nerfs qui gémissaient, pareils, les jours de crise,
Aux cordes en éclats d’un instrument qu’on brise,
Allument leur réseau d’un feu mystérieux.

À sentir sur sa joue et dans ses molles tresses
Passer confusément d’invisibles caresses,
Une vague épouvante enfle son cœur prudent.
Avide avec effroi de fraîcheurs innomées,
Buvant comme un poison l’odeur des fleurs aimées,
Enfin elle s’abîme en un repos ardent.

Et, ses longs cils baignés d’une brume légère,
Surprise, sans mémoire, à soi-même étrangère,
Voici qu’elle s’anime avec des sens nouveaux.
Une vie indécise, affreusement diffuse,
À qui son être épars se livre et se refuse,
L’éveille sourdement pour de blêmes travaux.

Hors de son propre sein, hors de sa forme inerte,
Belle comme la Mort maintenant, et déserte.
Elle existe, elle voit, elle entend, elle sent.

Tout son esprit s’exhale en effluves mystiques,
Abandonne et reçoit des ondes magnétiques,
Et s’échappe bien loin de la chair et du sang.

En des affres d’horreur et de vague, entraînée
Vers un but que fixa l’obscure Destinée,
Comme un fluide au fil du métal conducteur,
Elle glisse, et voici qu’elle aborde éperdue
Une phosphorescente et liquide étendue
Où l’air austral épand sa chaude pesanteur.

Dans les blanches clartés et les ombres légères
Des constellations de formes étrangères,
Une frégate lofe au souffle de la mer.
Un marin, dans le vent, debout sous la dunette,
Sous les trois galons d’or de sa sombre casquette,
Plonge au large un regard impérieux et clair.

Il a, croisant les bras, cette grâce un peu rude
Que la force au repos prend dans la solitude.
Immobile, étant vu de Cécile, il la voit.
Nul frisson n’a troublé son manteau militaire,
Mais un sourire doux, sur son visage austère,
S’achève lentement plus étrange et plus froid.


Tout s’efface. Bientôt Cécile, revenue
De la silencieuse et fatale entrevue,
Va s’éveiller devant le parc tranquille et noir,
Mais rapportant du sein des magiques abîmes
Un écrin merveilleux d’épouvantes intimes
Qui dans son cœur ému s’ouvrira chaque soir.

II


Dans l’air dont l’éventail bat les ondes tiédies,
Le timbre italien des claires mélodies
Monte avec les parfums de la chair et des fleurs :
Et l’orchestre remplit de ses éclats sonores
Cette loge où Cécile, aux doux reflets des stores,
Songe, de diamants ornée et de pâleurs.

Depuis deux ans, pour mieux chasser de sa pensée
L’étrange souvenir dont son âme est blessée,
Elle cherche le bruit des soirs parisiens ;
Mais, dans le lourd repos de ses fatigues vaines,
Elle sent par instants lui monter dans les veines
Le regret généreux de ses effrois anciens.


Et, blême pour jamais d’avoir été ravie
Dans la mouvante horreur des confins de la vie,
Souvent, à la clarté triste des jours tombants,
Une délicieuse et mortelle tendresse
Se trouble amèrement en elle et l’intéresse
À l’Inconnu pensif sous les sveltes haubans.

Au théâtre, ce soir, de diamants fleurie,
Elle regarde, mais sans voir ; sa rêverie.
Dans l’espace incertain flottant comme un parfum
En une volontaire et paisible démence,
Au gré des visions musicales commence
Mille songes subtils sans en finir aucun.

Et soudain, comme un arc se courbant en arrière,
Rigide, ses grands yeux révulsés, sans lumière,
Elle pousse un cri sourd dans sa gorge expirant ;
Elle a vu sur la mer la frégate connue,
Mais donnant sur le flanc, ses trois mâts rasés, nue,
Sinistre et noir ponton dans la tempête errant.

Aux agrès amarrés sur l’avant qui se dresse,
C’est Lui, Lui, qu’elle voit couché dans sa détresse :
Seul, épuisé, mourant, il se soulève un peu,

Et donne à la voyante un regard triste et tendre,
Un regard où l’on sent son âme se détendre
Dans la fière douceur d’un ineffable aveu.

Mais une lame croule avec des bruits funèbres,
Et dans l’affaissement de ses lourdes ténèbres
Fait sombrer le navire entr’ouvert. Dans la mer
Le jeune homme au front pur descend ; il s’abandonne,
Et des algues lui font une glauque couronne.
Elle, alors, avec lui, goûte le sel amer.

Il a gagné son lit pacifique et repose.
À l’abri des requins gloutons, le corail rose
Étend sur lui ses bras animés et fleuris.
Elle-même, elle est là, baisant sa bouche froide ;
Elle a du sang aux yeux ; ses tempes sifflent ; roide.
Étouffée, elle exhale à jamais ses esprits.

— Invisible lien ! — La frêle créature
A péri sans effort, docile à la nature ;
Le flacon dans ses doigts, qui ne s’ouvriront plus,
Luit. La Mort sur sa chair silencieuse étale
Sa majesté funèbre et sa splendeur fatale,
Et la divine paix des destins révolus.


Puisque ta vision fut vraie, ô jeune femme,
due ta terrestre vie ait dénoué sa trame,
Qu’importe ! Plonge au sein du monde essentiel !
Tes sens, féconds naguère en exquises souffrances,
Ta forme, douce aux yeux, étaient des apparences.
Le corps n’est rien de plus ; l’esprit seul est réel.

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Proposé par

Deplume

Auteur

Blog

Anatole France

18-09-2015

Couverture

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