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Le dîner à Sainte Adresse. - Domaine Public

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LE DÎNER À SAINTE ADRESSE

(La fameuse dictée de Mérimée)

Pour parler sans ambiguïté, ce dîner à Sainte adresse, tout près du Havre, véritable festin offert en l'honneur de saint Henri -- son patron -- par l'un de mes meilleurs amis, ancien ingénieur cantonal de la voirie, pensionné de la ville de Paris, et mué depuis sa retraite en gentleman-farmer cauchois, ne fut pour aucun de nous ni un vrai guêpier ni l'un des plus dangereux guet-apens.

Cependant pour s’être délectés à l'extrême, certains des quelque trente et un convives dyspepsiques, m'a-t-on dit, qui s'étaient bien persuadés et s'étaient même fait fort de ne point flancher, durent en pâtir un assez long temps.

Un quincaillier, et fusilier marin, et un vieux joaillier, qui se sont succédé en tant que fabricien et marguillier de la paroisse, faillirent même en trépasser le lendemain : le premier, mal remis d'une dysenterie, et aussi maigre qu'un râteau et un goupillon réunis, eut une hémorragie qui l'amena à toute extrémité ; encore plus étique, le second, un malbâti, aux omoplates si arquées qu'on l'eût dit atteint de phtisie ne put éviter l'érysipèle facial ni l'urticaire quasi généralisé.

En revanche, ce noble et fameux Baltazar, véritablement sans pareil, fit les délices avouées de maint autres commensaux bien famés au gaster plus résistant ; les uns, gastronomes subtils, ou épicuriens éclectiques adorant festiner, les autres, joyeux et robustes gastrolâtres pleins d'embonpoint, n'aimant qu'à faire chère lie sans avoir pourtant rien d’infâme.

Pince sans-rire aussi exubérant qu'hilare, un honorable contremaître de fabrique et un honnête fabricant d'allume feu, n’engendrant point le spleen -- lesquels en persiflant, s’étaient ri de tout les lazzi qu'on ne manqua pas de leur décocher -- me firent seuls l’effet d’être des demi pique-assiette.

Les effluves embaumés de la mer nous arrivaient par les baies entr'ouvertes de la salle à manger. Fort soucieux de ses devoirs de parfaite maîtresse de maison, la bru de mon ami, riche et amène douairière que la guerre ignoble et cruelle a fait pleurer -- ses valeureux jumeaux étant tombés ensemble à la terrible « cote 304 » -- s'était laissé entraîner par son sens aigu de la politesse et son vif désir de nous réserver un accueil aussi aimable que sincère et chaleureux. Amie des fleurs, elle s'était crue obligée de décorer cette salle spacieuse et tout inondée de lumière : des plantes hiémales placées çà et là dans les multiples alvéoles emplis d'eau, des jardinières en cristal, de même que des rhododendrons, phlox, cannas, phœnix, arums, dahlias et azalées s'échafaudant en longs cornets de baccarat, ou fusant en geyser d'élégants cache-pot, attestaient de toutes parts son amour de la décoration florale et expliquaient l'invitation qu'elle nous avait faite d'aller visiter ses serres et ses parterres.

Quoi qu'en ait dit avec excès et nulles ambages un doucereux bélître, neurasthénique censeur à l'air égrotant, et quelles qu'aient été les réflexions et les excédantes critiques d'un géomètre, ratiocinant splénétique qui patrocina jusqu'à satiété des arrhes exorbitantes qu'étaient avoir versées sensément mais à contre-coeur sa fille et son beau-fils, pour obtenir cession d'un vieux cottage – arrhes équivalant aux trois quarts de la somme due – on se pouvait croire chez Lucullus. En effet, le maître queux s'était dépassé, car quelqu'exiguës qu'ont paru à tous, la cuisine et deux pièces auxiliaires que, d'autorité, il avait fait siennes, et en dépit de l'exiguïté de l'office affecté au personnel ancillaire, chaque mets fut estimé succulent, et les entremets régals nonpareils qui eussent régalé un roi.

Aussi, cet émule de Vatel sans épée, moins négligent qu'à cheval sur le règlement, gagna le lot des dîneurs les plus exigeants ; ces derniers, sans scission ni dissension aucune, avaient jugé de sa tâche et de son mérite, en vertu de droits régaliens qu'il s'était arrogés.

Précédant de délectables hors-d’œuvre, qu'accompagnaient des vol-au-vent de ris d'agneau, un potage Ésaü fut d'abord apprécié ; vint ensuite une appétissante bouillabaisse noblement corsée et de très haute facture : muges, dorades, crevettes bouquet, clovisses, moules boulonnaises bien raclées et « autre frutti di mare », qui la rendait digne des plus difficiles becs fins de la vivante et lumineuse Canebière.

Après une bonne matelote d'anguilles et de truites saumonées à la ravigote, un conflit de porc et un navarin épaulés d'un chateaubriand aux échalotes, m'ont semblé avec l'entrecôte cuite à point, de sérieux plats de résistance.

Puis, vint un salmis de gélinotte, mijoté au vin rancio d'excellent arôme ; pigeonneaux en cocotte accordés de morilles ; gibelotte de lapereaux accommodée d'oignons blancs ; cuisseau de veau pané ; râble de levraut rôti, parfumé de thym, baignant dans un coulis cantonné de girolles ; cuissot de chevreuil aromatisé de cannelle et de girofle moulus, s'entre-suivirent aussi abondants et qu'exquis ; une salade de scarole et de raiponce mêlée et aillolisées, ainsi que les ice-creams vanillés plein d'avantages pour chacun, aidèrent à la digestion.

Le dessert fut également de qualité : crème caramelée, petits fours aux amandes, vaste tourte normande -- sorte de poudingoïde galette miellée, cassonadée, tout entourée de pets de nonne et gourmandée de carrés de pistache, de coings et de rhubarbe -- couronnèrent -- appuyés de grape-fruits glacés, le faste incroyable et pourtant réel, de cette profusion de succulences.

Le tout fut arrosé de vins de très bons crus et de haut millésime. Certains graves, entre autres, dionysiaque nectar et orgueil de notre hôte, souleva l'enthousiasme des gourmands, comme celui des gourmets les plus délicats.

Bien qu'abstème par idiosyncrasie -- fâcheux privilège inhérent à ma nature -- et quels que pussent être les non-sens et les contresens qui contrecarraient mon dur régime d'hépatique, je transigeai sans remords avec ma conscience, en goûtant, dussé-je avoir à m'en repentir, à tous les magnums et jéroboams successivement dispensés par l'échanson, gai et au ton plaisant en diable.

 

Ni de ces nombreuses voluptés gustatives, ni des extras et rafraîchissements variés, prodigués par l'amphitryon, je n'eus, sauf de légers spasmes œsophagiens ponctués de rots étouffés et de borborygmes discrets, aucun sujet de repentance.

 

Un gobelet de vespétro en main, je participai même, en détonnant peut-être, au gaudeamus entonné par un coreligionnaire de mon ami, et que barytona en chœur l'assemblée tout entière.

Que ceci soit dit en français ou en latin, vraiment, « le bon vin réjouit le cœur de l'homme ».

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Proposé par

Evzone

Auteur

Blog

Prosper Mérimée

28-02-2015

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Le dîner à Sainte Adresse. n'appartient à aucun recueil

 

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