Le cœur innombrable
Anna de Noailles / Comtesse M. de Noailles
Aux paysages de L’Ile de France,
Ardents et limpides,
Je dédie ce livre,
Pour qu’ils le protègent de leurs ombrages.
*
LE PAYS
Ma France, quand on a nourri son cœur latin
Du lait de votre Gaule,
Quand on a pris sa vie en vous comme le thym
La fougère et le saule,
Quand on a bien aimé vos forêts et vos eaux,
L’odeur de vos feuillages,
La couleur de vos jours, le chant des oiseaux,
Dès l’aube de son âge,
Quand amoureux du goût de vos bonnes saisons
Chaudes comme la laine,
On a fixé son âme et bâti sa maison
Au bord de votre Seine,
Quand on n’a jamais vu se lever le soleil
Ni la lune renaître
Ailleurs que sur vos champs, que sur vos blés vermeils,
Vos chênes et vos hêtres,
Quand jaloux de goûter le vin de vos pressoirs,
Vos fruits et vos châtaignes,
On a bien médité dans la paix de vos soirs
Les livres de Montaigne,
Quand pendant vos étés luisants, où les lézards
Sont verts comme des fèves
On a senti fleurir les chansons de Ronsard
Au jardin de son rêve,
Quand on a respiré les automnes sereins
Où coulent vos résines,
Quand on a senti et pleurer dans son sein
Le cœur de Jean Racine,
Quand son nom, miroir de toute vérité,
Émeut comme un visage,
Alors on a conclu avec votre beauté
Un si fort mariage
Que l’on ne sait plus rien, quand l’azur de votre œil
Sur le monde flamboie,
Si c’est dans sa tendresse ou bien dans son orgueil
Qu’on a le plus de joie...
***
OFFRANDE A LA NATURE
Nature au cœur profond sur qui les cieux reposent,
Nul n’aura comme moi si chaudement aimé
La lumière des jours et la douceur des choses,
L’eau luisante et la terre où la vie a germé.
La forêt, les étangs et les plaines fécondes
Ont plus touché mes yeux que les regards humains.
Je me suis appuyée à la beauté du monde
Et j’ai tenu l’odeur des saisons dans mes mains.
J’ai porté vos soleils ainsi qu’une couronne
Sur mon front plein d’orgueil et de simplicité,
Mes jeux ont égalé les travaux de l’automne
Et j’ai pleuré d’amour aux bras de vos étés.
Je suis venue à vous sans peur et sans prudence
Vous donnant ma raison pour le bien et le mal,
Ayant pour toute joie et toute connaissance
Votre âme impétueuse aux ruses d’animal.
Comme une fleur ouverte où logent des abeilles
Ma vie a répandu des parfums et des chants,
Et mon cœur matineux est comme une corbeille
Qui vous offre du lierre et des rameaux penchants.
Soumise ainsi que l’onde où l’arbre se reflète,
J’ai connu les désirs qui brûlent dans vos soirs
Et qui font naître au cœur des hommes et des bêtes
La belle impatience et le divin vouloir.
Je vous tiens toute vive entre mes bras, Nature !
Ah ! faut-il que mes yeux s’emplissent d’ombre un jour,
Et que j’aille au pays sans vent et sans verdure
Que ne visitent pas la lumière et l’amour…
***
EXALTATION
Le goût de l’héroïque et du passionnel
Qui flotte autour des corps, des sons, des foules vives,
Touche avec la brûlure et la saveur du sel
Mon cœur tumultueux et mon âme excessive…
Loin des simples travaux et des soucis amers,
J’aspire hardiment la chaude violence
Qui souffle avec le bruit et l’odeur de la mer,
Je suis l’air matinal d’où s’enfuit le silence ;
L’aurore qui renaît dans l’éblouissement,
La nature, le bois, les houles de la rue
M’emplissent de leurs cris et de leurs mouvements ;
Je suis comme une voile où la brise se rue.
Ah ! vivre ainsi les jours qui mènent au tombeau,
Avoir le cœur gonflé comme le fruit qu’on presse
Et qui laisse couler son arome et son eau,
Loger l’espoir fécond et la claire allégresse !
Serrer entre ses bras le monde et ses désirs
Comme un enfant qui tient une bête retorse,
Et qui mordu, saignant, est ivre du plaisir
De sentir contre soi sa chaleur et sa force.
Accoutumer ses yeux, son vouloir et ses mains
A tenter le bonheur que le risque accompagne ;
Habiter le sommet des sentiments humains
Où l’air est âpre et vif comme sur la montagne,
Être ainsi que la lune et le soleil levant
Les hôtes du jour d’or et de la nuit limpide ;
Être le bois touffu qui lutte dans le vent
Et les flots écumeux que l’ouragan dévide !
La joie et la douleur sont de grands compagnons,
Mon âme qui contient leurs battements farouches
Est comme une pelouse où marchent des lions…
J’ai le goût de l’azur et du vent dans la bouche.
Et c’est aussi l’extase et la pleine vigueur
Que de mourir un soir, vivace, inassouvie,
Lorsque le désir est plus large que le cœur
Et le plaisir plus rude et plus fort que la vie…
***
L'EMPREINTE
Je m’appuierai si bien et si fort à la vie,
D’une si rude étreinte et d’un tel serrement
Qu’avant que la douceur du jour me soit ravie
Elle s’échauffera de mon enlacement.
La mer abondamment sur le monde étalée
Gardera dans la route errante de son eau
Le goût de ma douleur qui est âcre et salée
Et sur les jours mouvants roule comme un bateau.
Je laisserai de moi dans le pli des collines
La chaleur de mes yeux qui les ont vu fleurir,
Et la cigale assise aux branches de l’épine
Fera vibrer le cri strident de mon désir.
Dans les champs printaniers la verdure nouvelle
Et le gazon touffu sur le bord des fossés
Sentiront palpiter et fuir comme des ailes
Les ombres de mes mains qui les ont tant pressées.
La nature qui fut ma joie et mon domaine
Respirera dans l’air ma persistante ardeur,
Et sur l’abattement de la tristesse humaine
Je laisserai la forme unique de mon cœur.
***
L'OFFRANDE A PAN
Cette tasse de bois, noire comme un pépin,
Où j’ai su, d’une lame insinuante et dure
Sculpter habilement la feuille du raisin
Avec son pli, ses nœuds, sa vrille et sa frisure,
Je la consacre à Pan, en souvenir du jour
Où le berger Damis m’arrachant cette tasse
Après que j’y eus bu vint y boire à son tour
En riant de me voir rougir de son audace.
Ne sachant où trouver l’autel du dieu cornu,
Je laisse mon offrande au creux de cette roche,
— Mais maintenant mon cœur a le goût continu
D’un baiser plus profond, plus durable et plus proche…
***
L'IMAGE
Pauvre faune qui va mourir
Reflète-moi dans tes prunelles
Et fais danser mon souvenir
Entre les ombres éternelles.
Va, et dis à ces morts pensifs
A qui mes jeux auraient su plaire
Que je rêve d’eux sous les ifs
Où je passe petite et claire.
Tu leur diras l’air de mon front
Et ses bandelettes de laine,
Ma bouche étroite et mes doigts ronds
Qui sentent l’herbe et le troène,
Tu diras mes gestes légers
Qui se déplacent comme l’ombre
Que balancent dans les vergers
Les feuilles vives et sans nombre.
Tu leur diras que j’ai souvent
Les paupières lasses et lentes,
Qu’au soir je danse et que le vent
Dérange ma robe traînante.
Tu leur diras que je m’endors
Mes bras nus pliés sous ma tête,
Que ma chair est comme de l’or
Autour des veines violettes.
— Dis-leur comme ils sont doux à voir
Mes cheveux bleus comme des prunes,
Mes pieds pareils à des miroirs
Et mes deux yeux couleur de lune,
Et dis-leur que dans les soirs lourds,
Couchée au bord frais des fontaines,
J’eus le désir de leurs amours
Et j’ai pressé leurs ombres vaines…
***
À LA NUIT
Nuits où meurent l'azur, les bruits et les contours,
Où les vives clartés s'éteignent une à une,
Ô nuit, urne profonde où les cendres du jour
Descendent mollement et dansent à la lune.
Jardin d'épais ombrage, abri des corps déments,
Grand cœur en qui tout rêve et tout désir pénètre
Pour le repos charnel ou l'assouvissement,
Nuit pleine des sommeils et des fautes de l'être.
Nuit propice aux plaisirs, à l'oubli, tour à tour,
Où dans le calme obscur l'âme s'ouvre et tressaille
Comme une fleur à qui le vent porte l'amour,
Ou bien s'abat ainsi qu'un chevreau dans la paille.
Nuit penchée au-dessus des villes et des eaux,
Toi qui regardes l'homme avec tes yeux d'étoiles,
Vois mon cœur bondissant ivre comme un bateau,
Dont le vent rompt le mât et fait claquer la toile.
Regarde, nuit dont l'œil argente les cailloux,
Ce cœur phosphorescent dont la vive brûlure
Éclairerait ainsi que les yeux des hiboux
L'heure sans clair de lune où l'ombre n'est pas sûre.
Vois mon cœur plus rompu, plus lourd et plus amer
Que le rude filet que les pêcheurs nocturnes
Lèvent, plein de poissons, d'algues et d'eau de mer
Dans la brume mouillée agile et taciturne.
À ce cœur si rompu, si amer et si lourd,
Accorde le dormir sans songes et sans peines,
Sauve-le du regret, de l'orgueil, de l'amour,
Ô pitoyable nuit, mort brève, nuit humaine !...
***
CHANSON POUR AVRIL
Toute la nuit la pluie légère
A glissé par jets et par bonds.
Viens respirer au bois profond
L'odeur de la verdure amère.
Ton cœur est triste, morne et las,
Comme la naissante journée.
Elle sera bientôt fanée,
L'amoureuse odeur des lilas.
Aujourd'hui l'âme apitoyée
Sent pleurer son vague tourment.
Viens écouter l'égouttement
Des feuilles mortes et mouillées.
***
ÉVA
Voix, la colline est bleue et déjà l'ombre agile
A sur le blanc chemin répandu ses vapeurs,
Les portes des maisons s'éclairent vers la ville,
— Éva, soit sans orgueil, sans prudence et sans peur.
Le soleil tout le jour a brûlé ta fenêtre,
Tes bras étaient oisifs et ton cœur était lourd,
— Voici l'heure où la force exquise va renaître,
La lune est favorable aux rêveurs de l'amour.
Viens dans le bois feuillu, sous la fraîcheur des branches.
Ô pleureuse irritée et chaude du désir,
La nature infinie et profonde se penche
Sur ceux qui vont s'unir et souffrir de plaisir.
Vois : c'est pour la joyeuse et grave défaillance
Que l'air est de rosée et d'odeur embué,
Les phalènes légers qui dansent en silence
S'envolent doucement des buissons remués,
Regarde ; la nature, âpre, auguste, éternelle,
Que n'émeut point l'orgueil et le labeur humains.
Palpite dans la nuit et s'éploie comme une aile
Quand l'être cherche l'être au secret des chemins.
Elle qui ne sait pas si sa vigne et ses pommes
Suffiront aux besoins des travailleurs du jour,
Elle tressaille et rit quand les enfants des hommes
Se pressent dans son ombre aux saisons de l'amour.
— Éva, les sucs, le miel, la sève et les résines
Coulent dans le soir clair pour parfumer ton cœur,
Cède au dessein divin du rêve qui chemine :
Voici l'heure où la fleur s'incline sur la fleur.
Les étoiles aux cieux s'allument une à une,
Les feuillages mouvants se frôlent doucement,
Les vagues de la mer se lèvent vers la lune,
La plainte des oiseaux éclate par moment...
— Éva, entre à ton tour dans la saison heureuse,
Baigne ton cœur aux eaux vivaces du destin,
Accepte sans trembler la lutte harmonieuse,
L'abeille du désir ce soir joue sur le thym ;
Vois, le monde infini te contemple et t'espère,
— Sens-tu fluer vers toi les parfums d'alentours,
Ton corps est cette nuit profond comme la terre,
Ton cœur s'ouvre, s'élance et pleure : c'est l'amour...
***
LA CHAUDE CHANSON
La guitare amoureuse et l'ardente chanson
Pleurent de volupté, de langueur et de force
Sous l'arbre où le soleil dore l'herbe et l'écorce,
Et devant le mur bas et chaud de la maison.
Semblables à des fleurs qui tremblent sur leur tige,
Les désirs ondoyants se balancent au vent,
Et l'âme qui s'en vient soupirant et rêvant
Se sent mourir d'espoir, d'attente et de vertige.
— Ah ! quelle pâmoison de l'azur tendre et clair !
Respirez bien, mon cœur, dans la chaude rafale,
La musique qui fait le cri vif des cigales,
Et la chanson qui va comme un pollen sur l'air.
***
LE BAISER
Couples fervents et doux, ô troupe printanière !
Aimez au gré des jours.
— Tout, l'ombre, la chanson, le parfum, la lumière
Noue et dénoue l'amour.
Épuisez, cependant que vous êtes fidèles,
La chaude déraison,
Vous ne garderez pas vos amours éternelles
Jusqu'à l'autre saison.
Le vent qui vient mêler ou disjoindre les branches
A de moins brusques bonds
Que le désir qui fait que les êtres se penchent
L'un vers l'autre et s'en vont.
Les frôlements légers des eaux et de la terre,
Les blés qui vont mûrir,
La douleur et la mort sont moins involontaires
Que le choix du désir.
Joyeux ; dans les jardins où l'été vert s'étale
Vous passez en riant,
Mais les doigts enlacés, ainsi que des pétales,
Iront se défeuillant.
Les yeux dont les regards dansent comme une abeille
Et tissent des rayons,
Ne se transmettront plus, d'une ferveur pareille,
Le miel et l'aiguillon,
Les cœurs ne prendront plus, comme deux tourterelles,
L'harmonieux essor,
Vos âmes, âprement, vont s'apaiser entre elles,
C'est l'amour et la mort...
***
LES NYMPHES
Lorsque j’aurai cesse dans la vie infidèle
De respirer le jour, les feuilles et les eaux,
Je laisserai mon ombre au nymphes immortelles
À Rhodope, à Mélite, à la tendre Proxo.
Elles viendront, les trois joyeuses de théorbe,
Se suspendre à mes mains comme du pampre vert ;
L’odeur du poivrier, du lentisque et de sorbes
Coulera mollement de leurs cheveux ouverts.
Elles m’emmèneront vers L’Hellade sonore
Par le pré plein d’ajoncs, de rosée et du thym,
Leurs robes de safran seront comme l’aurore
Qui se traîne et qui luit sur l’herbe des jardins :
Dans les chemins étroits, que des ruches de paille
Emplissent du parfum de la cire et du miel,
Elles s’approcheront du potier qui travaille
Pour goûter avec lui aux mets habituels.
Lorsque le vent du soir fera plier les saules
Et rentrer les troupeaux aux portes des maisons,
Nous presserons nos mains et joindrons nos épaules
Comme font pour danser les Jours et les Saisons…
— Elles me conterons le rustique mystère
Des noces de la lune avec le beau berger,
La jeunesse du temps à l’aube de la terre,
L’ivresse du vin grec et de l’amour léger.
Nos jeux seront plaisants, et quand la nuit agile
Parcourra le chemin des monts et des coteaux,
Elles allumeront une lampe d’argile
Et baigneront leurs bras de baumes végétaux.
Et penchant sur leurs seins mon corps de tendre qui ploie
Elles consacreront aux joies d’or
Cet immortel désir de sagesse et de joie
Dont mon cœur large et vif est empli jusqu’au bord…