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Câlin - Tranche de Vie

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Tranche de Vie "Câlin" est une tranche de vie mise en ligne par "Deogratias"..

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Câlin

Sylvie aimait son petit chien.

Après son déménagement, elle sentait si fort la solitude qu’elle avait fini par céder à son envie d’avoir un petit compagnon à quatre pattes. Elle s’en souvenait encore, c’était il y a une bonne dizaine d’années. Elle avait décidé d’analyser sa situation. Pour ce faire, elle avait tracé sur un papier deux colonnes : celle des avantages, celle des inconvénients. Une fois terminée, elle avait compris qu’il y avait autant de points positifs que négatifs pour elle à adopter un animal de compagnie.

Finalement, ce ne fut pas la raison qui l’emporta mais le cœur. La feuille griffonnée de tous les points de comparaisons fut jetée à la poubelle. Elle avait fermé les yeux, écouté son ressenti au fond d’elle-même et tout fut clair. Oui, elle adopterait un petit chien, un yorkshire, un chiot de surcroît.

La première fois qu’elle le vit, tellement minuscule, charmant, qui baillait aux corneilles, elle en fut immédiatement éprise. Qu’importe la raison raisonnante et raisonnable, il avait suffi d’un seul de ses regards pour la conquérir. Ses poils ébouriffés, son corps encore recouvert de duvet, ses premiers pas dans sa cuisine, tout content, et voilà, elle fut conquise ! Elle avait décidé, sans plus jamais revenir en arrière, que ce chien serait le sien, qu’elle entretiendrait avec lui une grande complicité, qu’elle l’aimerait tout simplement.

Dix ans que cette petite créature faisait partie de sa vie. Câlin, c’était son nom, (on devine pourquoi), avait tout partagé avec elle : ses galères, ses joies, ses voyages, ses jeux, ses promenades. Il était pour elle son thérapeute, (Sylvie souffrait de plusieurs maladies orphelines), il était aussi son enfant, (tous les petits chiens rappellent la beauté de l’enfance), il était son ami enfin, qui lui tenait compagnie autant dans les larmes que dans les rires. Elle se rappelait non sans émotion, les bêtises de son Câlin : les chaussons dévorés, les plantes saccagées, les gâteaux volés, les courses dans l’appartement pour récupérer ou un rouleau de papier toilette ou une bouteille plastique dont le bruit le ravissait.

Sylvie aimait tant son chien, il l’avait réparée de l’intérieur alors que la dépression la guettait, il l’avait cicatrisée d’une solitude mauvaise qui l’enveloppait tout entière dans son environnement tant de fois changé, après ses trois déménagements successifs. Il lui avait léchouillé son visage, quémandé des caresses à la plus petite occasion, attrapé ses bas de pantalon pour l’inviter à jouer avec lui. Quand il fut malade, elle avait pris soin de lui avec tout l’amour de son cœur. Elle se souvenait de nuits sans sommeil à le veiller, à l’écouter respirer et dormir. Bref, entre Câlin et Sylvie, une relation à nulle autre pareille les unissait, celle qui faisait dire à la vétérinaire : « On sent que vous avez un lien très fort avec lui ! ». Oui, exactement, elle avait vu juste.

Aujourd’hui, Sylvie avait dû prendre une décision qui lui avait blessé le cœur. Après tant d’années de partage du quotidien avec son compagnon innocent, elle avait dû le confier à une amie. Son état de santé ne lui permettait plus de continuer à le garder auprès d’elle. Elle avait longtemps refusé, mais elle l’aimait tant qu’elle ne supportait plus de le voir plus malheureux que dans ses premières années de vie. Il était évident qu’elle ne parvenait plus à le sortir autant de fois que nécessaire. Câlin avait vieilli, il avait des besoins plus importants de soins, or, chez Sylvie, il perdait l’appétit à force d’être seul, il dormait de plus en plus mal. Ni lui ni elle ne trouvait plus dans ce compagnonnage ce qui les avait tant unis.

Elle avait donc dû s’en séparer, par amour pour lui, par respect pour elle-même. La tête disait : « C’est mieux », le cœur disait : « Il me manque ». Cet écartèlement intérieur la faisait souffrir. Rien de plus pénible pour sa sensibilité que cette séparation nécessaire. Elle regardait maintenant son studio vide de sa présence : plus de jouets, plus de niche, plus de gamelle, plus de bêtises. Il lui manquait. Elle faisait l’expérience d’une petite mort, une de plus, comme l’est tout départ.

Elle devait « faire son deuil » comme on dit, cet animal avait été si proche d’elle pendant des années. Comment l’accepter ? Consentir à cette épreuve, c’était renoncer à des moments d’affection partagée au fil des jours. Désormais, il s’agissait d’embrasser cette nouvelle étape de vie qui s’ouvrait devant elle : celle d’une solitude plus grande mais plus libre.

Elle ne pouvait pas s’empêcher d’avoir mal, là, au-dedans, juste au niveau de sa poitrine, dans sa cage thoracique. Une barre la gênait pour respirer, elle s’essoufflait un peu plus depuis le départ de Câlin. Des pensées l’assaillaient : « Voilà que maintenant, je ne suis même plus capable de gérer le quotidien d’une personne en bonne santé ! Je ne suis plus bonne à rien ! ».

Elle se ressaisissait bien vite, hors de question de se laisser aller, elle avait encore cette force-là. Pour l’instant en tout cas. Elle n’avait pas pleuré, pas crié ; elle ne s’était pas mise en colère, elle n’avait plus la force de lutter face à l’inéluctable. Non. Elle avait juste l’énergie utile pour se confronter au fur et à mesure à cette nouvelle réalité. Elle pourrait aller le voir autant qu’elle le voudrait, le promener aussi longtemps qu’elle le pourrait, comme ça, de temps en temps, mais sans plus en avoir la charge quotidienne.

« Si on m’avait dit un jour que j’en serai réduite à ça ! », de telles idées foisonnaient en elle, de plus en plus : « Je vieillis ! Les douleurs, les petites morts, les fatigues : je vais vers la mort voilà tout ! ». Elle alluma sa télévision le jour même du départ de Câlin. Elle tomba justement sur une émission religieuse dont le titre était : « La vie animale dans le plan de Dieu ». Les paroles prononcées, les réponses posées, les partages de cette chronique vinrent au bon moment la réconforter dans son choix. « Oui, j’ai bien fait, c’est comme une réponse à mon incertitude, la solution que j’ai envisagée était la bonne ». Elle en fut rassérénée.

Elle avait du mal à appréhender cet avenir solitaire qui lui tendait les bras. Elle murmurait : « Fais Confiance Sylvie, ça va bien se passer, cet amour entre ton petit chien et toi manquerait au monde s’il n’existait pas, sa modalité change, mais pas le fond, bien qu’invisible ce lien est puissant, riche ; il est plus heureux tu le sais pourtant, tu l’as bien constaté ». Malgré tout, Sylvie ressentait encore d’une manière aiguë ce mélange de tristesse, de langueur, de nostalgie. Sans compter la vision sombre de son avenir personnel. Elle craignait que la joie ne la quitte tout à fait, pire, que la maladie s’aggrave, que sa santé se dégrade. Elle avait beau se raisonner, se dire qu’elle n’avait pas le droit d’être si défaitiste, rien n’y faisait, elle en frissonnait.

Oh, bien sûr, cela faisait très noble de se raconter qu’on avait davantage pensé au bien de son petit chien qu’à son propre confort, un comportement oblatif était toujours préférable à une attitude captative. Cela soulignait sans doute sa grandeur d’âme ! À son amie qui lui avait écrit : « Je suis bouleversée par ton amour, tu as fait ce qu’il y avait de mieux pour lui comme pour toi, c’est du vrai amour ! », cela ne la touchait pas le moins du monde. « La grandeur d’âme, je m’en fous ! ». À toutes les belles pensées, les réflexions profondes, les envolées philosophiques, le même leitmotiv lui revenait sans cesse en tête : « Je m’en fous ! ». Quand le cœur souffre, rien de plus abstrait que de belles citations d’auteur ou de grandes sentences spirituelles, rien ne touche autant le cœur que les blessures affectives. Tout le reste : « Je m’en fous ! C’est de la soupe ! ».

Comme c’est difficile la véritable virginité du cœur ! La seule capable de choisir d’aimer l’autre d’un amour de préférence et désintéressé : « Tout ça c’est bien beau mais je m’en fous ! ». Rien ne pouvait calmer la douleur de son ressenti très concret, abrupt, réel, « tout ce qui vient en plus, c’est de la littérature ! ».

Sylvie en était là. Qui pourrait la blâmer ? Si ce n’est elle-même, à chaque instant, depuis le jour où Câlin ne partageait plus son existence quotidienne. Qu’est-ce qui pouvait lui donner un peu de joie ? Qu’est-ce qui pouvait lui apporter la même chaleur, la même insouciance, la même fidélité que celle apportée par son amour de yorkshire ? Elle l’ignorait. Quand son voisin vint la voir le matin suivant le départ de Câlin, elle eut un début de réponse. Il voulait qu’elle lui commande des articles sur internet et qu’elle lui raccommode un vêtement. Aider les autres, voilà une ébauche de réponse, elle aurait peut-être davantage de temps à leur consacrer ?

Trop fatiguée, elle ne pouvait sortir ce jour-là, elle resta donc couchée plus tard le matin, libérée du poids d’une promenade canine, elle pouvait ainsi prendre davantage de temps pour elle-même. Voilà encore une autre vérité : Elle réalisait ainsi qu’elle recommencerait à prendre soin d’elle ; qu’elle se respecterait vraiment en prenant le temps de s’écouter. Elle pourrait tenir compte de ses besoins à elle. Au début, son chien y pourvoyait, maintenant non. La vie évolue, tout est mouvement, rien n’est immuable, voilà le secret.

Il était donc évident qu’elle goûterait à une plus grande autonomie, à plus de liberté. Mais qu’est-ce que la liberté si elle n’était pas contenue par l’amour ? L’amour oblige, l’amour crée des liens, l’amour n’est libre que dans les contraintes imposées par la vivacité de la tendresse humaine. Cette vérité lui paraissait plus que jamais certaine. Alors, comment accepter cette triste cruauté de la vie qui veut que ce qui est bon pour nous un jour, puisse devenir nocif un autre jour ? Comment admettre qu’elle en était arrivée à ce moment où elle devait changer, au moins un peu, son mode de vie ?

Elle eut beau chercher une réponse qui l’aiderait à franchir ce pas intérieur difficile, elle n’en reçut pas. Une seule possibilité s’offrait à elle : le consentement ou le refus, le oui ou le non, la vie ou la mort. Elle se souvenait d’une phrase que lui avait dite une amie : « La vie est difficile, à partir du moment où on commence à l’accepter, on peut continuer d’avancer ». Sylvie pensa : « La vie est ainsi, elle est à la fois tragique, cruelle et magnifique. Je n’ai pas le choix, ou plutôt j’ai le choix de n’avoir pas le choix ! Je dois choisir de ne pas avoir le choix pour qu’il devienne mon choix ! Pff ! Je m’en fous ! ».

La colère commençait à la saisir. Non contre son chien, non contre Dieu, non contre ses amies philosophes, non contre elle-même. Non, elle se mit à ressentir une colère brutale, crue, sans parure, quelque chose de très primale. Contre qui ? « Contre la vie qui me détériore le corps, contre les injustices, contre le climat, contre la maladie, contre la mort, contre les deuils, contre la solitude existentielle, contre le mauvais sort, contre le manque, contre les besoins insatisfaits, contre la peur, contre la colère elle-même ! Na ! ». Une sensation de chaleur montait en elle, son corps tremblait, une rage mauvaise l’envahissait.

Alors, soudainement, dans un élan dont elle ignorait tout, soulevée par une émotion indescriptible, elle ouvrit son ordinateur. Elle écrivit sur son moteur de recherche : « Jeux de fléchettes ». Elle se retrouva sur un site célèbre de ventes en ligne. Face à elle, une grande fenêtre ouverte avec tout un choix de jeux de fléchettes, de toutes les couleurs, de toutes les tailles, de tous les prix. Des fléchettes en plastique, en acier, en fer, légères, lourdes, magnétiques ou non. Elle en vit un nombre considérable.

Elle s’arrêta sur l’un d’entre eux qui lui plaisait plus que les autres ; elle voyait déjà la cible des cercles concentriques affichée sur son mur de salon. Elle s’imagina les fléchettes à la main : « Et hop ! En plein milieu ! Et hop ! Une autre ! Et encore une autre ! ». Ce n’était pas assez pour gifler la vie qui la battait, pas assez pour rendre coup sur coup, fléchette par fléchette, à tout ce que lui infligeait cette vie malheureuse, inégale et violente. Elle ferma les yeux : Elle se vit calligraphier sur plusieurs feuilles blanches en beaux caractères les mots qui lui ravageaient le cœur : « Maladie », « précarité », « Acceptation du réel », « Solitude », « Douleurs », « Deuil », « injustice ». Là, les lèvres pincées, avec sa langue sur le côté, pleine d’une joie jouissive, elle se voyait lancer une à une toutes ses flèches empoisonnées de fureur sur ses feuilles attachées à la cible.

« Oui, bien sûr que je suis en colère ! Si je pouvais tuer ces mots à chacun de mes lancés ! Et tant pis, si c’est mal, je m’en fous ! ». « En réalité, je suis folle de rage ! Vas-y, lance ! Lance ! Une fois, deux fois, cent fois ! ».

À chacune de ses fléchettes, elle sentait s’envoler avec elle la désolation de sa vie trop difficile, le poison de son amertume partait avec chacune d’elles. Elle les vit comme des oiseaux migrateurs quitter son cœur pour rejoindre un autre rivage, ils emportaient à battement d’ailes toutes ses souffrances, tous ses malheurs.

Sylvie enfin, après avoir bien regardé sa colère au-dedans d’elle, décida de commander ce jeu. Rien que d’y avoir joué par la pensée, elle se sentait mieux. Elle savait qu’elle ne pouvait espérer meilleure réponse à toutes ces interrogations sur la vie.

Elle ferma une dernière fois les yeux, paupières fermées, mais grands ouverts sur son monde intérieur. Comme le cercle devant elle affiché, elle vit son cœur se dessiner, là, juste devant elle. Elle le vit ce cœur, il ressemblait trait pour trait à cette cible imaginaire :

 

Tout transpercé.

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Deogratias

18-05-2023

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Câlin appartient au recueil Histoires courtes

 

Tranche de Vie terminée ! Merci à Deogratias.

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