Connexion : supprimer Ou

Par delà le bien et le mal - Domaine Public

Domaine Public "Par delà le bien et le mal" est un texte du domaine public mis en ligne par "Friedrich Nietzsche".Vous voulez partager avec la communauté de DPP, un texte appartenant au domaine public. C’est ici !
Chacun peut ressentir l'envie de faire découvrir les œuvres de certains auteurs.
Alors n'hésitez pas à le faire, les auteurs et textes à découvrir seront mentionnés sur votre profil.

Venez publier un texte du domaine public ! / Protéger un texte du domaine public

Page : Lire Précédent 1 2 3

40.

Tout ce qui est profond aime le masque. Les choses les plus profondes éprouvent même une certaine haine à l’égard des images et des symboles. Le contraste ne serait-il pas le meilleur déguisement que revêtirait la pudeur d’un dieu ? C’est là une question digne d’être posée. Il serait singulier que quelque mystique n’eût pas essayé sur lui quelque chose de semblable. Il y a des phénomènes d’espèce si délicate qu’on fait bien de les étouffer sous une grossièreté pour les rendre méconnaissables. Il est des actions inspirées par l’amour et une générosité sans borne qu’il faut faire oublier en rossant à coups de bâtons celui qui en a été témoin. C’est une façon de troubler sa mémoire. Quelques-uns s’entendent à troubler leur propre mémoire, à la martyriser pour exercer une vengeance du moins sur cet unique complice. La pudeur est inventive. Ce ne sont pas les pires choses dont on a le plus honte ! Un masque cache souvent autre chose que de la perfidie. Il y a tant de bonté dans la ruse ! J’imaginerais facilement un homme qui, ayant à cacher quelque chose de précieux et de délicat, roulerait à travers la vie, gros et rond, tel un fût de vin solidement cerclé. Sa subtile pudeur exige qu’il en soit ainsi. Pour un homme doué d’une pudeur profonde, les destinées et les crises délicates choisissent des voies où presque personne n’a jamais passé, des voies que doivent même ignorer ses plus intimes confidents. Il se cache d’eux lorsque sa vie est en danger et aussi lorsqu’il a reconquis sa sécurité. Un tel homme caché qui, par instinct, a besoin, de la parole pour se taire et pour taire, inépuisable dans les moyens de voiler sa pensée, demande que ce soit un masque qui emplisse, à sa place, le cœur et l’esprit de ses amis, et il s’entend à encourager ce mirage. En admettant pourtant qu’il veuille être sincère, il s’apercevra un jour que, malgré tout, ce n’est qu’un masque que l’on connaît de lui et qu’il est bon qu’il en soit ainsi. Tout esprit profond a besoin d’un masque. Je dirai plus encore : autour de tout esprit profond grandit et se développe sans cesse un masque, grâce à l’interprétation toujours fausse, c’est-à-dire plate, de chacune de ses paroles, de chacune de ses démarches, du moindre signe de vie qu’il donne.

41.

Il faut faire ses preuves devant soi-même, pour démontrer que l’on est né pour l’indépendance et le commandement, il faut les faire au bon moment. Il ne faut pas vouloir éviter ses épreuves d’essai, bien qu’elles soient peut-être le jeu le plus dangereux que l’on puisse jouer et qu’en somme il ne s’agit que d’essais dont nous sommes les seuls témoins et dont personne d’autre n’est juge. Ne s’attacher à aucune personne, fût-elle même la plus chère, — toute personne est une prison, et aussi un recoin. Ne pas rester lié à une patrie, fût-elle la plus souffrante et la plus faible, — il est moins difficile de détacher son cœur d’une patrie victorieuse. Ne pas rester lié à un sentiment de pitié, dût-il s’adresser à des hommes supérieurs, dont le hasard nous aurait laissé pénétrer le martyre et l’isolement. Ne pas rester lié à une science, nous apparût-elle sous l’aspect le plus séduisant, avec des trouvailles précieuses qui parussent réservées pour nous. Ne pas rester lié à son propre détachement, à cet éloignement voluptueux de l’oiseau qui fuit toujours plus haut dans les airs, emporté par son vol, pour voir toujours plus de choses au-dessous de lui, — c’est le danger de celui qui plane. Ne pas rester lié à nos propres vertus et être victime, dans notre ensemble, d’une de nos qualités particulières, par exemple de notre « hospitalité », comme c’est le danger chez les âmes nobles et abondantes qui se dépensent avec prodigalité et presque avec indifférence et poussent jusqu’au vice la vertu de la libéralité. Il faut savoir se conserver. C’est la meilleure preuve d’indépendance.

42.

Une nouvelle race de philosophes se lève. J’ose la baptiser d’un nom qui n’est pas sans danger. Tels que je les devine, tels qu’ils se laissent deviner — car il est dans leur nature de vouloir rester quelque peu énigmes, — ces philosophes de l’avenir voudraient avoir, justement et peut-être aussi injustement — un droit à être appelés des séducteurs. Lancer ce qualificatif ce n’est peut-être, en fin de compte, qu’une tentative et, si l’on veut, une tentation.

43.

Seront-ils de nouveaux amis de la « vérité », ces philosophes de l’avenir ? Sans doute, car tous les philosophes ont, jusqu’à présent, aimé leur vérité. Mais certainement ce ne seront pas des dogmatiques. Ce serait contraire à leur fierté et irait aussi contre leur goût si leur vérité devait être une vérité pour tout le monde, ce qui fut jusqu’à présent le secret désir et la pensée de derrière la tête de toutes les aspirations dogmatiques. « Mon jugement, c’est mon jugement à moi : un autre ne me semble pas y avoir droit — ainsi s’exprimera peut-être un de ces philosophes de l’avenir. Il faut se garder du mauvais goût d’avoir des idées communes avec beaucoup de gens. « Bien » n’est plus bien dès que le voisin l’a en bouche. Et comment, se pourrait-il qu’il y eût un « bien public » ! Le mot se contredit lui-même. Ce qui peut être public est toujours de peu de valeur. En fin de compte, il faut qu’il en soit comme il en a toujours été : les grandes choses sont réservées aux grands, les profondes aux profonds, les douceurs et les frissons aux âmes subtiles, bref, tout ce qui est rare aux êtres rares.

44.

Après tout cela, ai-je encore besoin de dire qu’eux aussi seront des esprits libres, de très libres esprits, ces philosophes de l’avenir, bien qu’il soit certain qu’ils ne seront pas seulement des esprits libres, mais quelque chose de plus, quelque chose de supérieur et de plus grand, quelque chose de foncièrement différent, qui ne veut être ni méconnu, ni confondu ? Mais, tout en disant cela, je sens envers eux, autant qu’envers nous-mêmes, qui sommes les hérauts et les précurseurs, nous autres esprits libres ! — je sens le devoir d’écarter de nous un vieil et stupide préjugé, une ancienne méprise, qui, depuis trop longtemps, ont obscurci comme d’un brouillard l’idée d’« esprit », lui enlevant sa limpidité. Dans tous les pays de l’Europe, et aussi en Amérique, il y a maintenant des gens qui abusent de ce mot. C’est une espèce d’esprits très étroits, d’esprits bornés et attachés de chaînes, qui aspirent à peu près au contraire de ce qui répond à nos intentions et à nos instincts, — sans compter que l’avènement de ces nouveaux philosophes les fait demeurer fenêtres fermées et portes verrouillées. Pour le dire sans ambages, ils font malheureusement partie des niveleurs, ces esprits faussement dénommés « libres » — car ce sont les esclaves diserts, les plumitifs du goût démocratique et des « idées modernes » propres à ce goût. Tous hommes sans solitude, sans une solitude qui leur soit propre ; ce sont de braves garçons à qui l’on ne peut dénier ni courage ni mœurs honorables, si ce n’est qu’ils sont sans liberté et ridiculement superficiels, surtout avec cette tendance qui leur fait voir, à peu près, dans les formes de la vieille société, la cause de toutes les misères humaines et de tous les déboires : par quoi la vérité finit par être placée sur la tête ! Ce à quoi ils tendent de toutes leurs forces, c’est le bonheur général des troupeaux sur le pâturage, avec la sécurité, le bien-être et l’allègement de l’existence pour tout le monde. Les deux rengaines qu’ils chantent le plus souvent sont « égalité des droits » et « pitié pour tout ce qui souffre », et ils considèrent la souffrance elle-même comme quelque chose qu’il faut supprimer. Nous, qui voyons les choses sous une autre face, nous qui avons ouvert notre esprit à la question de savoir où et comment la plante « homme » s’est développée le plus vigoureusement jusqu’ici, nous croyons qu’il a fallu pour cela des conditions toutes contraires que, chez l’homme, le danger de la situation a dû grandir jusqu’à l’énormité, le génie d’invention et de dissimulation (l’« esprit »), sous une pression et une contrainte prolongée, se développer en hardiesse et en subtilité, la volonté de vivre se surhausser jusqu’à l’absolue volonté de puissance. Nous pensons que la dureté, la violence, l’esclavage, le péril dans l’âme et dans la rue, que la dissimulation, le stoïcisme, les artifices et les diableries de toutes sortes, que tout ce qui est mauvais, terrible, tyrannique, tout ce qui chez l’homme tient de la bête de proie et du serpent sert tout aussi bien à l’élévation du type homme que son contraire. Et, en ne disant que cela, nous n’en disons pas assez, car, tant par nos paroles que par nos silences en cet endroit, nous nous trouvons à l’autre bout de toute idéologie moderne, de tous désirs du troupeau. Serions-nous peut-être les antipodes de ceux-ci ? Quoi d’étonnant si nous autres « esprits libres » ne sommes pas précisément les esprits les plus communicatifs ? si nous ne souhaitons pas de révéler, à tous égards, de quoi un esprit peut se libérer, et où il sera peut-être poussé ensuite. Pour ce qui en est de la dangereuse formule « par delà le bien et le mal », elle nous préserve au moins d’un quiproquo, car nous sommes tout autre chose que des « libres-penseurs », des « liberi pensatori », des « freie Geister » et quels que soient les noms qu’aiment à se donner ces braves sectateurs de l’« idée moderne ». Familiers dans beaucoup de provinces de l’esprit, dont nous avons, pour le moins, été les hôtes ; nous échappant toujours des réduits obscurs et agréables où les préférences et les préjugés, la jeunesse, notre origine, le hasard des hommes et des livres, ou même les lassitudes des pèlerinages, paraissaient nous retenir, pleins de malice en face des séductions de la dépendance qui se cachent dans les honneurs, dans l’argent, les fonctions publiques ou l’exaltation des sens ; reconnaissants même à l’égard du malheur et des vicissitudes de la maladie, puisque toujours ils nous débarrassaient d’une règle et du « préjugé » de cette règle ; reconnaissants envers Dieu, le diable, la brebis et le ver qui se cachent en nous ; curieux jusqu’au vice, chercheurs jusqu’à la cruauté, avec des doigts audacieux pour l’insaisissable, avec des dents et un estomac pour ce qu’il y a de plus indigeste, prêts à n’importe quel métier qui demande de la sagacité et des sens aigus ; prêts à n’importe quelle aventure grâce à un excès de libre jugement ; possédant des âmes antérieures et postérieures dont personne ne pénètre les dernières intentions, des premiers plans et des arrière-plans que nul n’oserait parcourir. Cachés sous le manteau de la lumière, nous sommes des conquérants, bien que nous paraissions semblables à des héritiers et à des dissipateurs ; classeurs et collectionneurs du matin au soir, avares de nos richesses et de nos casiers débordants, économes à apprendre et à oublier, inventifs dans les systèmes, quelquefois orgueilleux des tables de catégories, parfois pédants, parfois nocturnes hiboux du travail, même en plein jour ; parfois épouvantails aussi, quand il le faut — et aujourd’hui il le faut ; je veux dire en tant que nous sommes les amis de la solitude, amis innés, jurés et jaloux, de notre propre solitude profonde de midi et de minuit. Voilà l’espèce d’hommes que nous sommes, nous autres esprits libres ! Et peut-être en êtes-vous aussi, vous qui viendrez dans l’avenir, vous les nouveaux philosophes ? —

Partager

Partager Facebook

Auteur

Friedrich Nietzsche

11-09-2015

Lire Précédent
"Soyez un lecteur actif et participatif en commentant les textes que vous aimez. À chaque commentaire laissé, votre logo s’affiche et votre profil peut-être visité et lu."
Lire/Ecrire Commentaires Commentaire
Par delà le bien et le mal n'appartient à aucun recueil

 

Domaine Public terminé ! Merci à Deplume.

Tous les Textes publiés sur DPP : http://www.de-plume-en-plume.fr/ sont la propriété exclusive de leurs Auteurs. Aucune copie n’est autorisée sans leur consentement écrit. Toute personne qui reconnaitrait l’un de ses écrits est priée de contacter l’administration du site. Les publications sont archivées et datées avec l’identifiant de chaque membre.