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Une baguette - Tranche de Vie

Tranche de Vie "Une baguette" est une tranche de vie mise en ligne par "Deogratias"..

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Une baguette

 

 

Voilà de nombreuses années que je n’étais pas revenue sur les lieux de mon enfance. La première fois, j’avais vécu une forte émotion.

Tout avait changé et rien n’avait changé. C’était les mêmes rues, les mêmes maisons, les mêmes parcs. Pourtant, plus rien ne ressemblait à ce qui était gravé dans ma mémoire. Les bâtiments HLM de mon enfance avaient été repeints en d’autres couleurs, les parkings avaient été un peu modifiés, les aires de jeux pour enfant étaient rénovées. Plus modernes. C’était étrange comme sensation.

Quand je me suis retrouvée face à l’appartement de ma jeunesse, j’avais dû faire une grande respiration. Tant de souvenirs en ce lieu !

 

Le temps avait passé. D’ailleurs, il ne sait pas agir autrement. Je ne l’ai jamais vu faire demi-tour.  Pas même une seule fois.

Aujourd’hui, je me décidais, histoire d’occuper un peu cet après-midi trop chaud du mois de juillet, enfermée dans l’obscurité de mon salon que je tentais tant bien que mal de maintenir au frais en fermant tous mes volets, bref, je décidais de me rendre dans la ville de mon passé. Le tout, sans sortir de chez moi.

 

J’ai donc allumé mon ordinateur. Puis, avec l’aide de Google Maps, je suis repartie dans les rues de ma petite enfance. De nouveau, tout était différent et rien ne l’était. J’aurai pu comme mon frère quelques mois plus tôt m’attarder, refaire le film à l’envers. Comme dit Vianney le chanteur : « Et tourne, tourne, dans ma tête, les images du long-métrage ». Non, vraiment, je ne voulais plus vivre dans le passé. L’enfance était loin. Inutile de ressasser. Je n'envisageais d'y penser que quelques minutes à peine.

 

Cependant, alors qu’avec ma souris, je m’évertuais à retrouver un de mes trajets de l’enfance, je me rappelais un épisode singulier. Je devais avoir entre 6 et 8 ans. Pas plus. C’est un des rares souvenirs que j’ai de cette période. Je voulais rendre service à ma mère, je lui avais proposé d’aller chercher la baguette de pain qu’elle désirait. Elle hésitait. Devant mon insistance, elle prit le temps de m’expliquer qu’arrivée devant la nationale, je devais attendre que toutes les voitures soient à l’arrêt pour traverser. Il n'y avait pas moyen de passer par un autre chemin pour se rendre à la boulangerie : « Tu comprends Sylvie ? Au passage piéton, tu attends ! ». C’était promis.

 

Me voilà partie toute heureuse qu’on me fasse confiance. Je me dépêche, la fierté me donne des ailes. Je connais le chemin par cœur, aussi je n’éprouve aucune peur. Je tiens les pièces de monnaie dans ma main, j’avance dans la confiance. Parvenue à la nationale, la N 19 pour être précise, je vois toutes les voitures qui roulent à grande vitesse. Je me remémore la consigne de ma mère : « Tu ne traverses que lorsque toutes les voitures sont arrêtées ! ». Donc, j’attends. Je trouve ce temps d’attente interminable. Je regarde avec attention toute cette circulation : il y a beaucoup de bruit, toutes ces voitures de toutes les couleurs m'impressionnent. Cependant, rien ne laisse supposer qu’à un moment donné, tous ces véhicules vont stopper net leur course effrénée. Je m’interroge. Je suis seule, là, sur le trottoir.

 

Pour vous donner une idée de l’intensité de la circulation à cet endroit, il faut vous imaginer sur une grande autoroute. Jamais il ne vous viendrait à l’idée de la traverser aux heures de pointe, quand les voitures roulent droit devant elles. Voilà, vous y êtes.

Donc, j’ai 7 ans environ, c’est ma première vraie mission. Celle qui permet de me définir comme : « Sylvie à qui on peut faire confiance ». Celle qui confirme ma place d’aînée dans une fratrie de quatre enfants. Nos naissances sont très rapprochées. Chacun de nous n’a qu’une année qui le sépare du suivant. C’est donc le moment d’indiquer quelle est ma place. De la prendre surtout. C’est si difficile pour moi. Rien n’est simple. En plus, je suis timide et bien trop sage. C’est à peine si je parle !

 

Me voilà sur le bord de la nationale. J’attends. Nul ne s’arrête. J’observe les voitures et comme rien n’indique que quelque chose va changer, je me dis : « Bon, je vais traverser ! Je ne comprends pas. Maman a dit ça mais c’est pas vrai ! Ce sera difficile mais je vais le faire. Il suffit que je coure tout le temps pour éviter les voitures. Je  dois pas les toucher, c’est tout ! ». Ni une ni deux, je traverse la nationale à toute vitesse. Les voitures klaxonnent, je zigzague entre les capots, je suis rapide comme l’éclair. L’erreur n’est pas permise.

 

Quand j’y repense, je ne peux m’empêcher de penser que j’aurai pu mourir ce jour-là. Je n’avais pas la conscience du danger, je n’ai vraiment eu peur qu’une fois parvenue sur le trottoir d’en face. Je me rappelle avoir soupiré. Puis, les mains sur mes genoux, penchée, pour reprendre mon souffle, je me suis dit : « Ben dit donc, faudra recommencer sur le chemin du retour ! Oh là là !  ». Cependant, j’étais contente, j’avais réussi à franchir le premier obstacle de cette course à la confiance.

 

Quand je vis enfin la boulangerie, j’entrais dedans avec  le souci de bien formuler ma demande. Ce que je fis sans erreur. Je donnais ma pièce à la vendeuse. Toute remplie d’orgueil de me retrouver avec ma baguette de pain à la main, je n’avais plus qu’un désir : rentrer au plus tôt pour donner, ce qui n’était plus du pain, mais un trophée. Celui de la Victoire. Avec un grand V. J’étais un héros. J’avais agi « comme une grande personne ».

 

Seulement, voilà, il fallait de nouveau traverser la nationale pour revenir à la maison. J’angoissais. Je m’apprêtais donc à reprendre ma course folle entre les véhicules. J’étais juste inquiète pour ma baguette. J’avais peur qu’elle ne tombe au sol. Je trouvais que la porter comme ça, sans un sac, pour foncer à toute vitesse, n’était pas bien commode.

Mais ô Bonheur ! Une fois sur le trottoir, je vis que toutes les voitures étaient bel et bien arrêtées au feu rouge. J’avais l’impression qu’elles me faisaient une haie d’honneur, à cause de ma baguette, à cause de mes exploits, à cause de tout.

J’avais l’argent dans ma poche. La monnaie que la vendeuse m’avait rendue. "Je  dois rien perdre surtout !". Ce n’était plus une course, c’était les jeux olympiques.  Ce n’était plus un achat, c’était un couloir d’athlète. Ce n’était plus une baguette, mais une médaille d’or. J’étais une reine.

 

Sur ce chemin du retour, je chantonnais. Je sautillais comme une petite fille tout à la joie d’imaginer le visage de sa mère : « Elle sera contente ! Youpiiiii !.... »

 

Oui, mais…

 

Un jeune mal éduqué, devant mon bonheur innocent, avait couru près de moi. Dans un geste violent, il m’arracha la moitié de ma baguette. Il explosa ensuite d’un rire mauvais. Aussitôt, je criais de colère : « Rends- moi ma baguette ! Rends-moi ma baguette ! ». Il se contenta d’enfourner dans sa bouche une grosse bouchée et partit.

Je restais là. Plombée. Apeurée. Je ne pouvais pas retourner acheter une autre baguette. « J’ai plus assez de sous ! ». Je me souviens être rentrée, inondée de larmes. « On m’a volé la baguette ! On m’a volé la baguette ! ». J’étais inconsolable. Personne ne vit le fruit de mes efforts. Personne. On ne vit qu’une pauvre malheureuse en larmes qui sanglotait de dépit.

 

Devant mon écran d’ordinateur, j'avais de nouveau vécu toute la scène. Revenue dans l'ici et maintenant, avec ma souris dans la main, je poursuivais mon voyage dans le temps. Je voyais la boulangerie toujours là, la nationale en question, les arbres le long de l’école où j’allais, le chemin où l’on m’avait dérobé ma baguette. Je visitais de nouveau la cité HLM, la colline non loin de là, l’école maternelle où j’avais été. Je me rappelais une institutrice qui s’écriait devant ma mère : « Elle ne parle pas ! Il faut parler Sylvie ! Il faut parler ! ».

 

Je fermais les yeux. Je respirais plus large. La vie passe à une vitesse ! Comme celle de la nationale, comme celle de mes petites jambes d’enfant. La vie passe à toute allure, comme celle de ce jeune qui dévorait la vie en même temps que ma joie. La vie passe, on n’y peut rien. Les retours en arrière sont impossibles. J’aurai pu être renversée ce jour-là, mourir même. Ce ne fut pas le cas. La Vie, le Bon Dieu, mon Ange, je ne sais, quelqu’un m’avait protégée.

Est-ce que depuis, lorsque je regarde toutes les années qui ont suivi, est-ce que j’ai mené la vie que cette bénédiction voulait préserver ?

 

Je ne sais pas. Comment pourrais-je le savoir ? Les années passent, comme les feuilles à l’automne de nos vies, comme le rire des enfants, comme les oiseaux migrateurs, comme les papillons, comme les larmes sur nos joues.

 

Comme les fées.

Comme celle, qui, pour m’éviter la mort, m’avait prêté ...

 

 

Sa baguette.

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Blog

Deogratias

18-07-2024

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Une baguette appartient au recueil Tranches de vie

 

Tranche de Vie terminée ! Merci à Deogratias.

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