Citations longues de Christian Bobin :
Sur l'autisme :
"L'écriture est par essence autistique.
Le poète est un autiste qui parle.
Comme l’autiste en se taisant, le poète s’ensevelit en écrivant : il vit une gloire interne et il est mort pour le monde.
L’autiste, c’est un homme nu dans une pièce vide. Il n’éclaire rien parce qu’il retient sa lumière. Mais en écrivant, il retourne sa peau et l’envers de cette peau est chamarré de couleurs splendides.
L’autisme est un soleil inversé : ses rayons sont dirigés vers l’intérieur. La surface est lisse, sans ressenti ni attraits, mais l’intérieur est d’une magnificence inouïe.
Tant que la personne est enclose en elle-même, rien n’irradie, ou à peine, mais quand elle arrive à s’exprimer, c’est inimaginable la splendeur qui est à l’intérieur".
Sur la vie spirituelle :
"Ce qui compte c’est le spirituel, et le spirituel c’est le noyau sauvage, la pudeur affolée dont les religions ne sont qu’une piètre traduction, un apprivoisement. L’esprit c’est le vent, les rafales de vent sur les dunes des phrases des livres saints. La grande, l’unique liberté. On voit passer l’esprit dans les yeux en flammes de quelques gitans, de quelques poètes, de nombreuses personnes simples et ignorées du monde, dont le rayonnement dans l’invisible est plus fort que celui d’une étoile à son apogée....Est spirituel ce qui, en nous, ne se suffit pas du monde, ne s'accommode d'aucun monde. C'est quand le spirituel s'affadit qu'il devient du « religieux». Je n'aime pas ceux qui parlent de Dieu comme d'une valeur sûre. Je n'aime pas non plus ceux qui en parlent comme d'une infirmité de l'intelligence.Je n'aime pas ceux qui savent, j'aime ceux qui aiment.... "
Il y a deux sortes de mort : la première saisit le corps. Sur nos lèvres blanchies : la signature de la lune, son laisser-passer pour l’autre monde dont nous avions parfois le soupçon, la main de gloire qui ferme nos paupières, ouvre notre cœur. Cette main est pour chacun celle d’un couronnement. Elle nous sort de la meute, nous innocente et nous sacre. Elle est aussi celle des fleurs, qui, après avoir donné leur suc de lumière, fanent et se retirent dans un songe, passe très naturellement de l’état princier de prostituée à l’état d’ermite dans la montagne de soi-même.
Et puis, il y a l’autre mort : celle qui arrive en coupe-gorge dans les ruelles mal fréquentées du monde. La mort dans la vie. Les conventions, les fleurs en plastique de l’intelligence raisonneuse. C’est de cette mort-là, que Sokolov (*), par sa puissance nous garde.
Sur l'enfance comme inspiration de l'écriture :
" La séparation d’avec la mère sur le seuil de l’école bouleverse parfois le visage d’un enfant, dans les premières lueurs d’automne. Après ça passe. Les cris sont peut-être encore là, mais enterrés sous une figure qu’il faut faire bonne. C’est le premier apprentissage du mensonge collectif : faire semblant d’être là où nous ne sommes pas, trois jours de larmes et de plaintes c’est la moyenne. Pour moi cela a duré trois semaines compactes, sans baisse d’intensité, sans aucune lassitude de la voix. Il faut calculer pour bien entendre ; deux fois par jour, cinq jours par semaine, trois semaines intégrales. Deux que multiplient cinq, que multiplient trois : trente. Trente fois à hurler mon refus d’entrer dans un lieu où on m’attend pour m’égorger. Au bout de trois semaines je ne sais pas ce qui s’est passé, un divorce j’imagine, une issue là où il n’y en avait pas : le corps qui se calme, rentre en classe. L’âme de trois ans qui se retire seule au milieu de la cour vide, l’âme qui ne suit aucun cours et n’en suivra d’ailleurs jamais aucun, l’âme qui attend la sonnerie de midi et celle de cinq heures, la fin des pénitences. (…..)
Je reviens au début. Je reviens à trois ans. J’aime les enfants de trois ans. Je les vois comme des fous ou des aventuriers du bout du monde. Il n’y a que l’enfance sur cette terre. Je la reconnais d’instinct, même chez ceux qui ont cru l’étouffer sous le poids de leur vie morte. Même chez ceux-là je devine l’enfant de trois ans et c’est à lui que je parle quand je leur parle et c’est lui seul qui est là pour toujours dans le cœur comme dans une salle de classe vide.
Pendant quarante ans j’ai appuyé mon cœur sur le cœur d’un enfant de trois ans. Jamais il n’a cédé. Pensées et sensations venaient éprouver leur puissance en s’appuyant sur cette clef de voûte de trois ans d’âge. Lorsque, privé de secours, j’hésitais sur le chemin à prendre, je me tournais vers cette figure ensauvagée pour y trouver le calme. Nous ne ferons jamais assez confiance à cette enfance en nous. Là où les mots font défauts, elle parle. Là où nous ne savons plus, elle tranche."
Christian Bobin ~ L’épuisement.
19-06-2023