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Méfiez-vous des blondes - Roman

Roman "Méfiez-vous des blondes" est un roman mis en ligne par "J.L.Miranda".. Rejoignez la communauté de "De Plume En Plume" et suivez les mésaventures de Audrey et cie...

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Le dégoût de Julio

 

Les pavés grésillaient sous les roues du fourgon dont les secousses continuelles ébranlaient jusqu’aux vertèbres cervicales de Julio. De temps à autre, il redressait la tête pour regarder le spectacle de la rue : les néons pâlissant sur les façades noircies du faubourg, le flot grossissant des voitures, les parapluies vacillant le long des trottoirs, une foule de voyageurs anonymes sortant du métro. Il avait l’impression étrange de n’avoir jamais appartenu à cet univers.

Abattu par la tournure que prenaient les choses, il se laissait aller à une sorte d’apathie, saisissant à l’état brut un mélange confus de sensations ; il voyait la pluie trépignant sur la tôle, glissant sur les vitres grillagées, les phares des véhicules qui les croisaient, la suicidaire frissonnante, trempée jusqu'à la moelle des os.

Il ferma les yeux, essaya de refouler la nausée qui lui soulevait le cœur, tandis que son esprit était balayé par un flot d’images versatiles, incontrôlables. « Il faut toujours que je pense à tout, jour et nuit, même en dormant ! »

Comme d’habitude, les voisins allaient jaser. Ils se tenaient en permanence à l’affût des faits et gestes du couple du quatrième étage. L’histoire du sachet sur le balcon du troisième serait connue de tout le monde bien avant midi. Les disputes de Julio avec sa compagne, dont le fracas franchissait souvent les murs du foyer, avaient l’air de les passionner comme un feuilleton à rebondissements. Leur toilette, le contenu des sacs qu’ils apportaient de l’hypermarché, le sourire tendre ou le mot irrité qu’il leur arrivait d’échanger, rien n’échappait à leur curiosité malsaine.

Chaque fois qu’ils sortaient de chez eux, à n’importe quelle heure de la journée, il se trouvait quelqu’un pour les regarder à travers l'œilleton de la porte. Ils avaient beau descendre l’escalier comme des cambrioleurs, sans faire de bruit, quand ils sortaient de l’immeuble ; une fois dehors, dirigeant le regard sur la façade, ils apercevaient, presque à coup sûr, une silhouette s’effacer derrière un rideau frémissant. Ils se sentaient épiés à toute heure du jour et de la nuit, et cela leur donnait un sentiment de marginalité qui les rapprochait au-delà de leurs dissensions.

Julio sentait physiquement le fourgon qui ralentissait, s’arrêtait, repartait, tournant tantôt à gauche, tantôt à droite. Au bout d’un moment, il pénétra dans la cour du commissariat.

Les policiers conduisirent le couple devant eux, dans une salle vétuste, mal chauffée, sentant le moisi. Il y avait un comptoir au fond de la pièce, avec une vieille machine à écrire posée dessus.

Julio fut abandonné sur un banc, les mains menottées posées sur le ventre. Il se laissa aller à ses réflexions :

« Allez faire le bon samaritain ! En plus des insultes, vous êtes traité en criminel par deux voyous en tenue. Je n’aurais pas dû m’arrêter, je n’aurais pas dû m’apitoyer sur cette dingue. Ah, l’idéal chevaleresque ! Une fantaisie romantique qui récolte toujours des emmerdes pour récompense. »

Il regarda le mur en face de lui. Une grille fermait un trou noir qui l’intriguait. Il crut entendre, venant de cet endroit, la respiration rythmée, légèrement sifflante, d’un ou de plusieurs dormeurs. Il comprit qu’il s’agissait de la cellule de garde à vue.

La suicidaire blonde était allée s’asseoir loin de lui, près d’un radiateur ; elle frissonnait, les cheveux collés sur les joues, encadrant son visage bleui. Julio lui jetait un coup d’œil de temps à autre, se rappelait sa réplique cinglante. « Je n’ai besoin de personne ! Je t’emmerde, espèce de chauffard ! Qu’est-ce que tu as à me parler comme ça, hein ? Fiche-moi la paix ! »

Comme le brigadier passait devant lui, Julio lui demanda la permission de téléphoner à son receveur, afin de le lui expliquer les raisons de son retard. Le considérant d’un regard réfléchi, le policier parut surpris d’apprendre qu’il était fonctionnaire comme lui. Sur un ton conciliant, presque aimable, comme pour se faire pardonner son excès de zèle, il lui demanda de patienter encore quelques minutes. Ce ne serait plus très long. On fouillait le véhicule, c’était une formalité réglementaire qu’il devait inscrire dans son rapport.

La salle mal chauffée, sentant le moisi, était plus déprimante qu’une mansarde humide encombrée de vieux objets ; elle donnait à Julio toutes les fadeurs du monde. Il devait supporter les conditionnements et les craintes pour son intégrité physique, liés à sa situation d’homme à la peau basanée et à l’accent étranger.

Des grognements de mauvaise humeur brisèrent le fil de ses pensées. La lumière du jour, pénétrant dans la pièce par la fenêtre au-dessus de Julio, éclairait le trou obscur mieux que les lampes fixées au plafond. Deux hommes y étaient allongés à même le sol. Ils se relevèrent en maugréant, attrapèrent les barreaux de la grille, essayant en vain de les arracher. L’un était blanc, l’autre, noir. Le trou n’était pas assez large pour qu’une troisième personne se tienne côte à côte avec les deux détenus, et sa profondeur n’excédait pas trois mètres. Julio frissonna à l’idée qu’à son époque on puisse y jeter des hommes. « Une cellule de garde à vue pareille ! Dans quelle vision cauchemardesque de la condition humaine l’ai-je aperçue ? »

En imagination, il fit un bond en arrière, au temps des cachots, que tant de luttes et de sang n’avaient pas réussi à bannir complètement. Comme la fenêtre au-dessus de Julio était légèrement entrouverte pour aérer la pièce, il entendait parler les policiers qui fouillaient son véhicule de l’autre côté du mur, dans un coin couvert de la cour.

Ils se montraient déçus. Ils n’avaient rien trouvé. Rien de rien. Aucun vestige de came. Rien pour récompenser leur peine, à part, sous la banquette arrière, quelques pièces de monnaie et de fausses perles d’un collier en toc qu’ils négligèrent de ramasser. Ils venaient de peloter minutieusement les sièges, auscultaient à présent la roue de secours, avant de fouiner sous la moquette, lorsque Julio reconnut la voix du brigadier qui l’avait arrêté.

– C’est bon les gars ! C’est bon ! Le bonhomme travaille à la poste. Il allait à son boulot quand on l’a arrêté. Remettez tout en place comme il faut. Du chiffre, encore du chiffre ! Il faut toujours qu'on fasse du chiffre ! Et bien, je n’ai rien à mettre sur mon rapport !

– Eh, panique pas comme ça, Arnaud ! Si on cherche bien, on peut trouver quelque chose. La poule mouillée, qu’est-ce qu’elle faisait avec lui ? Tu l’as vue repousser le mec avec des gestes furieux, non ?

– Laisse tomber ! Il faut en finir avec ça, on n’a rien à leur reprocher.

– Il fallait pas les amener, alors ! On s’est esquinté les doigts pour rien.

– C’est une idée à Fargo. Il voulait coincer un bougnoul et draguer la petite blonde, ha, ha, ha ! T’aurais dû lui offrir du café chaud et des croissants, mon vieux !

– Pourquoi pas ? Après tout… Mais elle m’a l’air mauvaise, c’est une chipie.

Julio avait l’oreille tendue, il sortait peu à peu de l’indolence où l’avait plongé sa situation incroyable. Il se trouvait dans l’ambiance cafardeuse d’un vieux commissariat, les poings liés par des menottes, au grand effarement de sa conscience nette de tout reproche.

En vain, il essayait d’oublier les propos méprisants tenus envers sa personne. Il avait les nerfs crispés, des cigales folles se mirent à striduler dans ses oreilles, des bouffées de chaleur ondulaient sous sa peau en vagues successives, lui brûlant les joues, lui plantant des aiguilles dans le cuir chevelu. Il avait parfois la sensation qu’il allait défaillir, et il se consolait à l’idée qu’il serait relâché incessamment sous peu. Il était impatient de quitter cet endroit dont il n’aurait jamais dû respirer la moisissure. Il avait hâte de partir loin de cette folle qu’il avait trouvée debout au milieu de la chaussée, les pieds joints et les bras écartés, sous la pluie oblique, la tête basse, comme un Jésus Christ blond cloué sur une croix invisible.


 

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Auteur

J.L.Miranda

10-03-2018

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Méfiez-vous des blondes n'appartient à aucun recueil

 

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