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Méfiez-vous des blondes - Roman

Roman "Méfiez-vous des blondes" est un roman mis en ligne par "J.L.Miranda".. Rejoignez la communauté de "De Plume En Plume" et suivez les mésaventures de Audrey et cie...

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Menottes aux poignets

 

Six heures du matin, le jour allait bientôt se lever sur Paris. Les nuages empêchaient l’aube de répandre sur la ville ses premières lueurs. Il faisait encore nuit. Il pleuvait toujours, c’était une pluie drue, tenace, enfermant la lumière les phares dans un rideau de fûts obliques.

Tout à coup, Julio eut le cœur serré, croyant apercevoir une forme humaine dans la brume, devant lui, une forme brouillée, floue, fantasmagorique. La brièveté du temps ne lui permit pas de réfléchir, seuls jouèrent le réflexe et l’instinct de survie. Il écrasa le frein. La voiture glissa sur les pavés ruisselants. Impuissant comme le chat noir, il serra les mâchoires, les yeux fixés sur une femme qui se tenait debout au milieu de la chaussée, les bras écartés, les pieds joints et la tête basse, comme un Jésus Christ blond cloué sur une croix invisible.

Soudain, un bruit sourd se fit entendre. Décrochée de la croix imaginaire, elle s’abattit brutalement sur le capot, le nez contre la tôle chaude. Julio s’arracha de son siège, plus désireux de l’engueuler que de la secourir. Ses pas nerveux clapotèrent sur les pavés :

    "Elle aurait dû plutôt se jeter sous le métro, cette cinglée ! Elle n’aurait pas raté son coup, au moins, se dit-il"

Il entendit le miaulement du chat noir, se frottant sur ses chevilles, il pensa aux rêves prémonitoires qu’il avait faits.

« Mais qu’est-ce que vous foutez au milieu de la chaussée ? s’écria-t-il sortant de la voiture. Vous n’êtes pas blessée, au moins ? Est-ce qu’il faut appeler les secours ? »

Julio saisit doucement le bras de la suicidaire, afin de l’aider. Elle se déroba à l’emprise de ses doigts, d’une secousse brusque, et elle se redressa toute seule dans la lumière des phares. Elle portait un blouson imperméable et un jean noir. L’irritation de Julio se changea en pitié. La pauvre femme frissonnait, transie de froid, trempée jusque dans le cœur meurtri. La pluie lui collait les cheveux sur le front, dégoulinait sur ses joues ; et son regard, à la fois craintif et méfiant, lui donnait l’air d’un être écrasé par la vie.

« Ne restez pas au milieu de la chaussée, madame, venez par ici ! »

Elle accéda à l’invitation de Julio, gagnant en silence l’abri de bus qui se trouvait à proximité. Cela lui permit de voir avec soulagement que sa voiture l’avait à peine effleurée, la laissant indemne. Il soupçonnait la femme de s’être jetée délibérément sur la voiture. Mais il était incapable de se décider à la laisser toute seule, abandonnée à son destin. Il crut deviner sur son visage, bleui par la fatigue et le froid, une tragédie dont la dernière scène avait failli se jouer sous ses yeux, avec son concours involontaire. Il se dit qu’ils n’allaient pas rester indéfiniment l’un devant l’autre, regardant la pluie tomber, mais il lui fallait trouver, impérativement, une sortie honorable.

Il tendit le poignet ostensiblement vers la lumière, jeta un coup d’œil à sa montre : il était temps de s'en aller, s’il ne voulait pas arriver en retard à son travail. La voiture se trouvait à deux pas, le moteur tournait au ralenti, il n’avait qu’à monter dedans pour reprendre le cours ordinaire de son existence, qui s’écoulait entre un bureau de poste et une cité de banlieue, l’un aussi affreusement monotone que l’autre.

Elle avait le pantalon collé sur sa peau, serrait les mâchoires pour ne pas claquer des dents. Julio avait failli l’écraser, il se devait de l’aider dans la mesure du possible. Au milieu de la chaussée, les bras en croix, la tête inclinée sur la poitrine, elle lui avait crié son désespoir. Il s’apitoya sur son sort, l'enveloppant dans un regard compatissant.

« Je peux vous déposer quelque part, si vous le souhaitez, madame. »

Elle avait les yeux perdus dans le rideau de fûts obliques qui rayaient le halo des lampadaires. La nuit blanchissait peu à peu. Sortant des ténèbres, un chat noir miaulait dans la mémoire de Julio, il se frottait sur ses jambes. Il remarqua qu’ils étaient à quelques pas d’un vieux pont de chemin de fer, en déduisit facilement que ses prémonitions oniriques se vérifiaient. La voie ferrée présageait un changement, les chaussures neuves symbolisaient une femme, la marche nu-pieds sur une voie inégale, tourmentée par endroits, lui annonçait sans doute une longue suite d’épreuves, mais il ne voyait pas le rapport que la suicidaire pourrait avoir avec son avenir.

« Vous avez peut-être quelqu’un qui acceptera de vous accueillir ? Un parent, un ami ? »

Hérissée comme une chatte sous la menace d’un molosse, elle extériorisa l’aigreur qui lui rongeait le cœur d’une voix brisée, rauque, presque inhumaine, avec des gestes désordonnés d’énergumène :

– Je n’ai besoin de personne ! Je t’emmerde, espèce de chauffard ! Qu’est-ce que tu as à me parler comme ça, hein ? Fiche-moi la paix !

Cette invective inattendue laissa Julio pantois. Tout d’un coup, il se rendit compte qu’il perdait son temps. Elle ne méritait même pas qu’il s’intéresse à sa personne. "Pauvre tarée, va ! Ton chauffard, tu finiras bien par le trouver."

Il donna de nouveau un coup d’œil à sa montre, ignorant la réaction de la suicidaire. Il allait regagner sa voiture quand une voix autoritaire attira son attention, le figeant sur place. Il n’avait pas remarqué le véhicule qui venait de s’arrêter quelques pas plus loin. Deux policiers sautèrent aussitôt sur le trottoir, la main sur la crosse de leur pistolet. L’allure insolite de la femme ainsi que sa folle mimique les avaient intrigués. Ils flairèrent là une affaire bonne à corser un rapport.

« Vos papiers, s’il vous plaît ! »

Le plus gradé des deux se tourna vers la femme qui refusa d’abord d’obtempérer ; elle toisa le policier d’un regard effronté, alors que le coéquipier de celui-ci voyait Julio fouiller ses poches, à la recherche des papiers de la voiture. Il finit par les trouver dans la boîte à gants, mais il manquait le permis de conduire. De plus en plus troublé, il se disait :

"Me voilà embarqué dans une sale aventure, à cause de cette dingue."

De nouveau, sortant des ténèbres, un chat noir miaulait dans sa mémoire, s’enroulait autour de ses chevilles, suivait sa voiture... Il s’en voulait de l’avoir repoussé. Il savait qu’il aurait des ennuis, ses rêves les lui avaient prédits. Il jeta un regard sur pont de chemin de fer, c'était dans un endroit semblable qu'il marchait nu-pieds, et il voyait sa femme penchée à la fenêtre :

"Il faut toujours que je pense à tout, jour et nuit, même en dormant."

A l’heure qu’il était, avant même la levée du jour, elle sonnait à la porte de la voisine du troisième étage et lui réclamait les feuilles de soins tombées dans son balcon. Elle dut insister, parce que la bonne femme, à peine sortie du sommeil, n’y comprenait rien. Elle alla jeter un coup d’œil à contrecœur, le front plissé et l’air dubitatif, et elle marmonnait entre ses dents. Les gens ne se gênaient pas pour vous déranger ; c’était tout juste s’ils ne vous faisaient pas sortir du lit, rien que pour les servir.

Quand elle revint vers Monica, l’hypocrisie ayant pris le dessus, un petit sourire lui déridait la figure. Elle tendit le sachet en plastique à sa voisine, par l’entrebâillement de la porte, de la façon dont on se débarrasse d’un démarcheur importun. Monica s’en retourna chez elle, la gorge brûlée par des aigreurs d’estomac qui lui remontaient à la bouche. Elle enfila une humiliation supplémentaire dans son long chapelet, qu’elle continuerait d’égrener aussi longtemps que Julio aurait la patience ou la couardise de la supporter.

Les longs fûts obliques de la pluie grossirent tout d’un coup, ployant parfois aux coups imprévisibles que lui assenait le vent embusqué derrière les pâtés de maisons. L’abri de l’arrêt de bus ne les protégeait plus de l’averse. Le coéquipier, l’air impatient, regardait Julio, qui fouillait vainement ses poches jusqu’aux dernières coutures. Se retournant vers son supérieur hiérarchique, il lui adressa une suggestion :

– Avec le temps qu’il fait, Arnaud, hein ? S’il faut aussi fouiller la bagnole, il vaudrait mieux les conduire au poste. 

– Ouais, t’as raison. Allons-y ! Je prends la voiture et je te suis.

Le subordonné prit des menottes qu’il referma autour des poignets de Julio. Son chef en fit de même avec la femme blonde. Quelques instants plus tard, ils étaient enfermés dans une voiture de police, comme de vulgaires malfaiteurs pris en flagrant délit.

Julio se disait que son seul tort était d’avoir le teint basané et un accent suspect. Un flic primaire, travaillé dans ses viscères par des slogans xénophobes, finit souvent par être atteint dans sa cervelle. Il devint dès lors incapable de faire abstraction du faciès lorsqu’il a affaire à des immigrés. Dans son esprit étroit, la couleur de la peau et l’accent linguistique peuvent constituer, dans une situation comme celle que Julio, des présomptions de culpabilité suffisantes pour emmener les gens au poste, menottes aux poings.


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Auteur

J.L.Miranda

05-03-2018

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Méfiez-vous des blondes n'appartient à aucun recueil

 

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