Les autres - Tranche de Vie

Les autres

Chaque jour je me promène avec mon voisin de palier, il est handicapé. Lorsque je suis arrivée dans l’immeuble, j’avais remarqué sa solitude. Alors, j’ai commencé par une première petite invitation à boire le thé, puis, avec le temps, petit à petit, une amitié est née. Nous nous entraidons un peu pour tout : les courses, les rendez-vous.

Vous savez ce que j’ai appris hier ? Vous n’allez pas me croire : les gens pensent qu’on couche ensemble, qu’on est un couple. Impossible pour eux d’imaginer qu’un homme et une femme célibataires sont juste des amis.

Parfois, je partage ma passion pour les Evangiles, la puissance du verbe, la poésie, l’agencement des phrases, le plaisir d’écrire. Isolée de tout, juste moi, mon clavier, un peu d’inspiration et le jeu des mots.

Vous savez ce que j’ai entendu hier ? Vous n’allez pas me croire : les gens pensent depuis longtemps que je suis une rêveuse. Ils le disent dans mon dos. Quand je ne peux plus rien entendre.  Impossible pour eux d’imaginer qu’on puisse aimer autre chose que les écrans.

Souvent, je passe devant les magasins dire bonjour à l’un ou l’autre des vendeurs. Dès que j’ai un petit moment, je les salue, j’entame un  brin de conversation, certes, pas toujours très intéressant. Mais je me dis qu’au moins, j’aurai dans ma journée un peu de paroles. Un moment de partage sans qualité oratoire est mieux que pas de partage du tout.

Savez-vous ce que les autres pensent ? Je le sais sans qu’ils aient besoin de me le dire « par devant », ils pensent que je suis une « feignante » qui ne travaille pas, une « assistée », sans grand intérêt. Comment je le sais ? D’abord, parce que je l’ai déjà entendu. Ensuite parce que j’ai l’expérience : dans le regard, dans l’attitude et dans les mots, je ressens bien la soudaine condescendance et l’évitement.

De temps en temps, j’explique mes handicaps et mon parcours de vie. Je relate sans ambiguité les maux dont il s’agit. L’impact dans ma vie et dans celles de mes proches

Savez-vous comment les autres réagissent ? Ils disent que cela ne se dit pas. Cela ils me l’affirment en vis-à-vis. Mais par derrière, que croyez-vous qu’on me rapporte ? « Elle n’est pas plus handicapée que moi ! », « Elle cache bien son jeu ». Toutes sortes de jugements.

Souvent je dois répondre à bon nombre de questions. A partir du moment où je réponds : « Pas de mari, pas d’enfant », quelque chose change dans le rapport à l’autre.  

Je vous laisse deviner. Que croyez-vous qu’ils pensent ? « Ce n’est pas bien normal ». Ils proclament haut et fort : « Tu ne peux pas comprendre ! ». Fin de l’interaction. Je ne suis plus légitime, je ne suis plus leur égale. Ils disent, toujours par-derrière » : « Elle est un peu spéciale ».

Des exemples comme cela j’en ai plein ma besace... On me répond : « Qu’importe la réputation, cela n’a pas d’importance ce que les autres pensent !». Je crois tout au contraire que sans y accorder trop de valeur, la « réputation » est un bien précieux. Pour l’estime de soi, pour grandir, pour garder sa force, pour choisir et pour aimer. « La réputation » n’est pas un « sous-machin » à négliger. Elle est précieuse quoiqu’on en dise.

 Aujourd’hui, plus que tout, savez-vous ce que j’aimerai ?

Comme les autres me pèsent !

Comme les autres blessent ! Comme les autres plombent !

Donnez-moi des ailes pour les regarder, à mon tour, d’un peu plus haut.

Donnez-moi un peu de musique à réchauffer,

Un pot de complicité, un duvet de bonté.

Je me blottirai dans la saveur moelleuse de la tendresse innocente.

Je cacherai mon cœur avec mes deux mains pour mieux respirer.

J’écouterai le chant des mélodies grégoriennes dans leurs douces envolées.

Donnez-moi un phare, immobile, au milieu de l’océan.

Donnez-moi sa hauteur, sa force et sa beauté.

Je me pencherai par-dessus la rambarde tout en haut,

Je regarderai l’horizon sans peur.

Donnez-moi les vagues pour bercer mes yeux fermés sur le bruit du monde.

Je suis un être habité par les sommets.

Fixée à sa pointe comme un drapeau qui chante,

Donnez-moi ses couleurs, sa vocation, sa fierté.

Je vous en prie, donnez-moi le ciel qui dessine les nuages,

Donnez-moi le soleil qui teinte au crépuscule sans penser à demain.

Les autres, les autres, un instant les oublier !

Donnez-moi la vie des papillons éphémères qui surfent sur les fleurs,

Le bruit de l’eau qui frappe les cailloux

Et les larmes des orages qui rafraîchissent l’air.

Tout est utile.

Même ma vie.

Surtout ma vie.

Tout est grâce.