"Le jour du marché" est une nouvelle mise en ligne par
"Deogratias"..
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Le jour du marché
Comme chaque semaine, depuis 10 ans, je marchais au milieu de la foule de ce marché qui avait lieu le samedi matin. Un grand rite hebdomadaire qui plaît au plus grand nombre, tout le monde y vient, davantage pour rencontrer les autres que pour remplir son caddie de victuailles. Cette habitude ordinaire fait partie des us et coutumes de la région, c’est paraît-il la manière la plus efficace de créer des liens, de se socialiser. J’avais emménagé dans ce joli coin d’Auvergne, en ce département que d’autres considèrent comme « la France profonde », avec le cœur rempli d’espoir. C’était une évidence, j’allais probablement me faire tout un tas d’amies.
Quand je suis arrivée, en mars 2012, après une hospitalisation douloureuse en région parisienne, sans connaître personne ou presque, je me disais que ce n’était qu’une question de temps. À cette époque, je ne désirais qu’une chose : quitter Paris, la triste capitale qui ne ressemblait plus du tout à celle que j’avais connue dans mon enfance. Contrairement à cette période de l’innocence, je n’appréciais plus l’odeur du métropolitain, ni les squares oasis qui ponctuaient les rues, pas même les monuments que je ne pouvais plus visiter sans risquer les bousculades et le stress. Non, ce n’était plus possible. Je devais quitter la Ville qui n’avait plus rien de Lumière hormis mon souvenir.
J’avais donc déposé mes bagages dans cette préfecture de densité moyenne. Les rues pavées, les roches anciennes, je trouvais le tout charmant. Les maisons robustes dont l’histoire m’interrogeait : certaines avaient connu st Dominique, Ste Agnès de Langeac ou st François Régis. Ville pèlerinage du Moyen Âge où des milliers de pèlerins se rendent chaque année pour le départ des chemins de st Jacques de Compostelle. Oui, j’y serai bien. Je n’en doutais pas. Arborant les étals des vendeurs, j’avançais en cette fin de semaine, dans ce lieu chargé d’un passé lointain et d’un présent tout simple, à la hauteur de mes nerfs fatigués. Je déambulais au gré des marchands qui criaient les prix de leurs articles. Les gens souriaient, prêts à se laisser convaincre par le plus offrant. Parvenue à l’angle de la place de la Mairie, je continuais mon chemin. Je voulais me rendre à l’Église, reprendre souffle et me reposer du bruit. Alors que je franchissais le seuil, par une porte imposante aux gonds gigantesques, avec ses fresques sculptées sur chaque battant, je fus saisie par l’obscurité qui m’accueillit.
En ce mois de février, le froid imprégnait tout : le corps, le bonnet sur ma tête, mon écharpe, mes jambes surtout. La buée de mon souffle se répandait à la plus petite expiration. Mes muscles figés par l’humidité ambiante avaient bien du mal à se décontracter. Il me fallait du temps. Je sentis très vite que cette église n’était que très peu chauffée. Le coût de l’énergie rendait quasi impossible toute tentative en ce sens. La température vous saisissait complètement. L’humidité et l’odeur de la pierre délaissée rendaient le tout difficile à supporter. Je frottais mes mains puis soufflais sur elles. Je m’assis au fond, près de la porte d’entrée. Avant de remonter le long de la nef jusqu’à l’Autel, je voulais prendre mon temps. Celui nécessaire pour réaliser qu’ici, on n’était plus sur la place du marché, mais dans une église où le silence était de mise. J’éteignis mon portable, il ne s’agissait pas de déranger quiconque. À vrai dire, deux ou trois personnes seulement arpentaient les côtés. Ils y trouvaient toute une suite de chapelles dédiées à différents saints. La lumière n’était pas très importante, les trois lustres qui pendaient au milieu n’éclairaient pas mieux que quelques bougies à bout de souffle. Comme moi.
Sur ma chaise, je restais là. Immobile. Je tentais de prier. En vain. Le froid rendait la chose mal aisée. Puis, avec le calme qui commençait à descendre en moi, je me rendis compte qu’une femme était assise cinq rangées plus haut. Ses longs cheveux bruns éparpillés tout le long de son dos voûté m’impressionnaient. Sa grande barrette pour en maintenir une partie rassemblée sur l’arrière de sa tête me fit tout de suite comprendre qu’elle était jeune. Probablement pas plus de la trentaine. C’était une évidence. Son sac en tissu sur une chaise vide placée à ses côtés était bien rempli. Probablement des produits du marché qu’elle avait dû, elle aussi, traverser pour venir jusqu’ici. Son corps penché sur le devant ne craignait manifestement pas le froid. Elle ne bougeait pas d’un millimètre. À aucun moment, je ne la voyais remuer. Elle était comme figée dans sa prière, revêtue d’une petite veste bleue, avec autour du cou une écharpe couleur framboise. De là où je m’étais installée, je ne voyais rien d’autre que cette silhouette recueillie, de dos, telle une statue sans aucune oscillation. Aucun mouvement. Rien. Pas même le plus léger.
J’enviais la qualité de son recueillement, mais je m’interrogeais aussi. Qui était cette jeune femme ? Pourquoi était-elle venue ? L’avait-elle prévu ? Que disait-elle au Bon Dieu ? Qu’espérait-elle ? Était-elle vraiment croyante ? Quels étaient ces soucis ? Ses espoirs ? Ces besoins ? Quel drame fracturait sa vie ? Est-ce que sa famille lui donnait de la joie ou bien au contraire était-elle un sujet de tourments ? Une forme humaine, penchée en avant, que rien ne venait troubler, avait forcément des malheurs plein sa besace ! N’était-ce pas une évidence ? À quoi ressemblait son visage ? Avait-il encore les traits poupons de la jeunesse sans rides ? Ou bien au contraire plein de traces visibles d’une face marquée par la douleur ? Avec des tatouages improbables ou des boucles d’oreilles affreuses ? Aimait-elle prendre soin de son apparence ? Ou revendiquait-elle le droit de s’en moquer pour s’attacher à l’essentiel ?
Toutes ces questions sans réponse me traversaient l’esprit alors que j’essayais de murmurer quelques prières au fond de moi. Le froid toujours, troublait ma bonne volonté. J’étais transie. Cependant, je parvins lentement à réciter les paroles de mes dévotions préférées. Rien n’est désuet quand il s’agit de foi ou d’amour. Pour m’en convaincre, j’avais lu depuis peu cette citation qui m’avait marquée : « L’Amour se dit toujours sans jamais se répéter ». J’en étais convaincue en effet. Je récitais maladroitement les prières que je connaissais par cœur à défaut de plonger dans une oraison profonde. La température me maintenait en surface, un peu comme un poisson juste sous la glace. La jeune femme là, devant, ne remuait toujours pas. Elle finissait par occuper tout l’espace de mon mental. Je finis par prier pour elle, sans la connaître, sans la voir. Elle ne pouvait pas deviner les interrogations que sa présence suscitait. Qui était-elle ? Aimait-elle la vie ? Depuis combien de temps était-elle là ? Est-ce qu’elle s’était endormie ? Quel âge avait-elle ? Pour mettre fin à ce discours intérieur qui s’imposait à moi, je me suis penchée, comme elle, pour tenter de prier davantage. M’extraire de ce décor, de cet hiver, de ce brouhaha intérieur. Allez, recueille-toi, le Bon Dieu est là et toi tu piailles comme un oiseau bavard ! M’exclamais-je dans un sourire moqueur à mon endroit.
Rien à faire. Elle était là. Statufiée. Et moi derrière. Submergée de distractions. Je me mis à penser à ma vie. À mes difficultés, à ma solitude surtout. Moi qui n’avais pas réussi, depuis tant d’années à garder des liens, à en créer, n’étant pas du « coin ». Est-ce une offense de l’affirmer ? J’étais à la fois victime de mon fonctionnement autistique sous-jacent et de la xénophobie courante. Pourquoi le nier ? Il n’est jamais facile de s’intégrer dans une région qui n’est pas la vôtre. Comment se fait-on des amies ? Comment les approcher ? Quand sait-on que oui, c’est le moment, on peut parler en profondeur et devenir complices ? Comment font les oiseaux migrateurs pour décider d’un seul et même mouvement qu’il est temps de se rassembler tous ensemble pour voguer vers de nouveaux cieux ? Comment fait-on pour reconnaître qu’il est temps de construire une amitié solide faites de rires et de partages ? Je n’avais jamais su. J’ai longtemps singé les autres. Je me rappelais mes tentatives passées : Allez ma vieille, approche-toi, sois cool, donne le change, souris ! Bonne comédienne, je réussissais. Mais ce qui est fabriqué n’est pas inné. Il est écrit dans l’Évangile, qu’une maison construite sur le sable ne peut pas durer, seulement celle construit sur le roc. Celle-là seule était capable d’affronter tous les vents et les marées sans s’écrouler. Alors, évidemment, malgré mes exploits théâtraux, aucune amitié ne tenait dans le temps. Je n’avais jamais eu le mode d’emploi.
Je me souvenais, j’avais 18 ans, je n’osais parler à personne dans le lycée, encore moins dans ma classe. Pendant les récréations, je lisais st Jean de La Croix, Pascal, Thérèse d’Avila tandis que les autres parlaient du dernier jeu à la mode, des walkmans, des derniers tubes de Marc Lavoine et des pantalons jacquard super trop « fun ». Un jour, un peu comme une bouteille à la mer, j’avais remarqué une autre jeune, un peu seule elle aussi. Je ne savais pas comment l’aborder. Comment être son amie ? Devais-je lui sourire ? Me rapprocher d’elle pendant un cours ? Demander son aide pour un devoir ? J’avais tenté le tout pour le tout, en plein cours de mathématique, auquel je ne comprenais rien, je lui avais transmis un petit mot : « Veux-tu être mon amie ? ». Elle avait été très étonnée. Jamais on ne l’avait abordée ainsi. La peur m’avait saisie. Dans un grand rire mi-amusé, mi-contente, elle accepta. « On ne me l’avait jamais fait celle-là ! Tu pouvais venir me voir ! Pas besoin de m’écrire ! C’était plus simple ! ». L’amitié était née malgré son commencement atypique.
Bien des années plus tard, à un stage informatique, alors que l’ambiance était bonne entre toutes les participantes, je me demandais comment faire pour créer du lien avec toutes ces femmes, la plupart mariées et mères de famille, alors que j’étais célibataire, sans enfant. Elles avaient l’air bien sympathiques, et, vu l’esprit d’entraide pendant les exercices sur Word, je désirais vraiment vivre une amitié avec l’une d’entre elles. Au moins une seule. J’en avais repéré une. Très comique, toute joviale, je me disais : ça pourrait coller après tout ? Je l’avais entendue provoquer les rires des autres participantes. Je retenais l’effet que produisaient certaines de ses phrases : « J’ai fait des folies avec mon corps », « Après deux ans, en général, dans un couple, c’est là que les soucis commencent ! », « Il ne faut jamais épouser le premier ! » etc. Ces phrases, soi-disant chargées de vérité, j’avais remarqué qu’en les prononçant, j’étais assurée d’attirer les rires, les boutades et l’attention. D’autres expressions avaient ce même pouvoir, par exemple : « Qu’est-ce qu’elle me fait ? », ou bien : « Juste un plan cul c’est tout ». J’étais déconcertée. Je comprenais que les histoires de drague, de séduction, de la vie en couple étaient leur sujet préféré. Dans un souci de m’intégrer, à plus ou moins bon escient, je prenais mon courage à deux mains, je répétais ces mêmes paroles. Mélangées à leurs discours féministes ou sectaires, moqueurs ou superficiels, cela passait très bien. Et, ce, en dépit de mon célibat qui les interrogeait. Du coup, je me sentais forcément capable de devenir amies avec l’une d’entre elles. Mon choix se posa sur la plus extravertie de toutes. À la fin de la semaine, au moment où nous nous apprêtions à nous séparer, j’avais demandé à cette femme, à voix basse : « Vous voulez bien être mon amie ? ». Elle se mit à éclater de rire, si fort, dans un fracas épouvantable, comme un vase jeté à terre. Rien de moins. Elle répondit devant tout le monde qu’elle prenait à témoin : « Non, mais n’importe quoi ! Elle est bonne celle-là ! Elle veut qu’on soit amies ! Comment elle s’y prend ! Oh l’autre ! ». Fou rire général. Profondément blessée, je m’étais enfuie. Sans excuse. Tant pis pour les retombées professionnelles.
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Le jour du marché
appartient au recueil Mes Nouvelles
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