La Boutique de bijoux - Nouvelle

LA BOUTIQUE DE BIJOUX 

                                               I

Il est arrivé par un triste après-midi d’hiver. Personne ne sait d’où il vient ; il est arrivé, il s’est installé, il a salué tout le monde.

         Quelques jours plus tard, il a ouvert une petite boutique de bijoux. De très jolis petits bijoux directement issus des mains de l’artisan : des émaux, des perles, du cuir,… façonnés par le savoir-faire de l’homme pour devenir des bagues, des pendentifs, des bracelets,…

         Peu à peu, il s’est constitué une clientèle. Oh, très modeste au départ… mais elle s’est élargie, enrichie. De plus en plus de personnes visitent la petite boutique. Des femmes, attirées par l’esthétique des bijoux ; des hommes, soucieux de trouver un cadeau original.

         Et ainsi, il s’est fondu dans le décor ; il s’est forgé sa place dans le village, au milieu de la communauté. Bientôt, tout le monde a oublié que personne ne savait d’où venait cet individu ; bien plus, il semble à présent avoir toujours vécu là, parmi nous, au sein de notre microcosme où tous se connaissent parfaitement. Même moi qui vous parle, souvent, en face de lui, je me surprends avec cette sensation de l’avoir toujours connu !  

         La boutique est ouverte 7 jours sur 7. Dans un premier temps, nombreux sont ceux qui ont pensé que ça ne marcherait jamais. Pensez donc ! Une boutique de si beaux bijoux dans un minuscule bourg comme le nôtre… il aurait vite fait le tour des acheteurs potentiels. Finalement, contre tous les pronostics pessimistes, la boutique semble ne jamais désemplir…

C’est à n’y rien comprendre.

         Tous les gens du village sont au moins passés une fois par cette boutique. Même les femmes les plus âgées. Le pire est que tous disent qu’après la première fois, ils ressentent un besoin impérieux d’y retourner, sans savoir vraiment pourquoi.

Moi, j’ai décidé de résister, de ne pas y aller. Et j’observe, je guète,…j’habite en face de la boutique ; je suis donc parfaitement bien placé. Et je peux affirmer qu’à ce jour, tout le village est passé dans cette boutique !

         Je prends ma chaise, je m’installe derrière ma fenêtre et je regarde,… Tiens, voilà encore la petite Claudine ; c’est au moins la deuxième fois cette semaine que je la vois venir. A chaque fois, elle ressort avec un sachet aux couleurs irisées. Et là, le père Barbot ! Que peut bien avoir à faire d’un bijou un vieux monsieur de plus de 80 ans ?! Veuf, sans famille ?!

C’est incompréhensible.

         L’autre jour, j’ai interrogé Amélie, ma cousine. J’ai remarqué qu’elle passe une fois par semaine à la boutique, toujours le même jour, à la même heure. Le plus étrange c’est qu’elle ne m’a donné aucune explication. Elle a nié ; elle m’a accusé de me moquer d’elle. Qu’irait-elle acheter toutes les semaines dans une boutique de bijoux ? Et avec quel argent ? Elle n’a pas les moyens de s’offrir des colifichets aussi souvent ! Elle est bien venue une fois acheter une paire de boucles d’oreille à l’occasion de l’anniversaire de sa fille ; mais c’est la seule visite qu’elle ait faite dans ce magasin ! S’agit-il d’un mensonge ou est-elle vraiment sincère ?

         Tiens, et celui-là… qui est-ce ? Monsieur Albert ! Mais il est déjà venu il y a deux jours ! Sans emploi, divorcé avec un garçon qui vit bien loin mais pour lequel il verse une pension tous les mois, il a déjà du mal à assurer son quotidien, alors une bijouterie, deux fois en deux jours,..

Tout cela est bien étrange…

                                               II

         Aujourd’hui, jour de marché, il y a affluence dans les rues. Beaucoup d’habitants des villages environnants viennent chez nous pour profiter des commerçants qui vendent leurs produits chez nous.

         La boutique de bijoux est située en plein milieu du marché et elle bourrée à craquer. J’aperçois le petit homme au crâne dégarni qui s’affaire au milieu de tous ses clients. Il est facilement repérable à la démarche brinquebalante de son corps difforme qui semble porter une tête bien trop volumineuse pour lui.

         Il s’agite en tout sens ; passe d’un client à l’autre ; pas une minute de repos, pas une pause. Il a une énergie d’enfer ce petit homme !

         L’autre jour, j’ai mené ma petite enquête. J’ai interrogé, l’air de rien, plusieurs personnes sur leur fréquentation de la boutique. Chacune a reconnu avoir fait un achat ; cependant aucune n’est censée y être retournée depuis…

         Alors j’ai décidé d’être plus organisé dans mes observations : je note systématiquement sur un cahier qui je vois rentrer dans la boutique, quel jour, à quelle heure, combien de temps il reste dans la boutique et avec quoi il ressort.

         Ce tableau est édifiant ! Depuis une semaine que je remplis mon carnet, les conclusions s’imposent : les personnes interrogées sont toutes revenues au moins une fois, voire plusieurs fois dans la semaine.

         Madame Rose, par exemple, qui est venue voilà trois mois pour acheter des boucles d’oreille, m’affirmé l’autre jour n’être jamais revenue au magasin. J’étais pourtant persuadé l’avoir revue. Hier, sans nul doute, je l’ai vue :

« Mme Rose   le 08/04/06    10h20    17mn    petit sac irisé »

Et ce matin, quand je lui ai demandé si elle avait trouvé son bonheur parmi les bijoux de la boutique, elle m’a répondu qu’en aucun cas elle n’était venue au magasin. Devant mon insistance, elle a répondu que j’avais dû faire erreur…

         C’est à n’y rien comprendre. Mais je note, je note toutes mes observations, tous ceux qui passent et repassent dans cette boutique du diable !

                                               III

         Stupéfaction, angoisse,… quelle étrange sensation. Serait-il possible qu’il m’ait vu ?!

         Ce matin alors que j’étais en train d’observer la boutique, j’ai cru apercevoir l’œil du petit homme, comme s’il s’était collé à l’autre bout de ma longue vue ; j’ai été saisi par un œil rond, noir, un regard profond, perçant,… Et alors une étrange sensation m’a envahi ; tout d’abord le sentiment d’avoir croisé un regard narquois, moqueur ; puis a suivi l’angoisse, oppressante, terrible… Comment cela aurait-il pu se produire ? Il était dans sa boutique, il parlait avec Madame Jean,… comment aurait-il pu se trouver à l’autre bout de l’objectif !

         Cette histoire me rend fou ; je dois me calmer, prendre du recul. Tout cela me perturbe considérablement et malgré mes observations, je ne trouve aucune explication satisfaisante à ce qui se passe devant moi, tous les jours. Serait-il possible que par quelque stratagème ce petit commerçant réussisse à attirer ses clients, à les faire revenir dans sa boutique plus souvent que de raison, sans qu’ils s’en souviennent ? 

                                                  IV

         Cette fois ça y est ! Je suis bon à enfermer. J’ai reçu ce matin une facture : « Pour l’achat d’un bracelet en or, veuillez régler la somme de 120 euros ». J’ai fouillé partout. Et j’ai finalement trouvé dans le tiroir de ma boîte de nuit un petit sachet irisé. Je tremblais d’épouvante… finalement je l’ai ouvert …

         Pourquoi aurais-je acheté ce bracelet ? Pour qui ?  Quelle date déjà ? Ah oui, le 13 mars 2006… Mais je ne me souviens pas d’être allé dans cette boutique. C’est décidé ; il faut que j’en aie le cœur net. J’ai constaté que chaque achat est noté dans une sorte de grand livre écarlate. Ce soir, je vais pénétrer dans la boutique pour voir si j’apparais effectivement dans ce livre.

                                               V

         Mon Dieu, j’ai cru que je ne m’en sortirai jamais ! Quelle horreur… j’étais là dans ce grand livre, toutes les semaines,….des achats, encore des achats,… Et le pire c’est qu’en touchant le livre, les souvenirs me sont revenus. Je me suis rappelé de chaque visite, chaque transaction,… Comme si une partie de moi était imprégnée dans ce grand registre bourré de noms inscrits en lettres de feu…

         C’est alors que je l’ai entendu, ce rire strident, douloureux ; ce rire qui m’a remué les entrailles. Et ces mots : « Tu m’appartiens »….  

                                                           VI

         Impossible de m’endormir, j’ai ressassé toute la nuit ce que j’ai découvert en pénétrant dans la boutique, avec cette question récurrente : Pourquoi ? Que recherche ce petit homme en nous faisant venir si souvent dans sa boutique ? Et le plus surprenant, c’est que nous ne nous en rappelons pas.

         Mes observations depuis chez moi restent partielles, je ne vois pas tout. Ce soir, je retourne dans la boutique pour installer une caméra. Coûte que coûte, j’en aurai le cœur net !

                                               VII

         Une journée écoulée depuis l’installation de la caméra. J’avoue avoir été surpris par la simplicité des événements. Aucune difficulté pour accéder à la boutique, un jeu d’enfant pour fixer la caméra dans un emplacement très discret et retour à la maison.

         Voyons voir ce que nous allons découvrir… Madame Riquet, première cliente de la journée, transaction tout à fait normale. Au tour de la jolie Adeline, rien de particulier,… A moins que… Troisième client, Pierrot. Mais oui, c’est ça ! Chaque client signe le fameux registre et pour cela, il utilise non pas un stylo, mais une plume. Et si je zoome sur la plume, je vois que chaque client laisse une très légère empreinte ; ensuite le petit homme s’empresse de glisser l’objet dans un curieux tiroir que je n’avais pas remarqué ; il est situé sous le registre. Chaque signature est appliquée grâce à une plume différente,… mais pourquoi ?

Et on dirait qu’une très légère trace s’inscrit également sur les doigts. Voyons voir mon pouce et mon index; à l’endroit où je tiens un stylo,.. non, je ne vois rien. Et en éclairant la zone avec une lumière vive,… Mais oui, je vois deux toutes petites traces,… Qu’est-ce que c’est ? La forme est étrange, un minuscule triangle sur la peau,…

  Aller, j’y reviendrai après avoir fini de visionner la vidéo : même manipulation avec Mme Anthelme, puis avec le client suivant, tiens, lui je ne le connais pas,…

         Mais que se passe-t-il la caméra se brouille, je ne vois plus rien, et ce rire, cette voix,…je les ai déjà entendus !!

« Un petit peu d’ADN par-ci, un petit peu d’ADN par-là,… c’est bon pour mon immortalité ! Et vous mes jolies plumes qui recueillez cette substance si bénéfique, remplissez votre œuvre jusqu’au bout : effacez la mémoire des clients et imprimez-leur l’envie de revenir au plus vite pour m’alimenter et me permettre d’augmenter ma puissance.

Quant au vilain petit curieux, je l’emporte avec moi… ! »