"L'année des pâquerettes" est un texte mis en ligne par
"Deogratias"..
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L'année des pâquerettes Ce matin, j’ai cueilli des petites pâquerettes qui inondaient de leur blancheur immaculée la pelouse autour de moi. Je me suis accroupie pour ramasser ces petites fleurs si nombreuses en cette période de l’année. J’ai cueilli aussi des boutons d’or, des myosotis et des pissenlits.
Si près du sol, éblouie par un rayon du soleil, une émotion m’a saisie. De façon soudaine, je n’avais plus mon âge, non, en une fraction de seconde, j’avais de nouveau 12 ans. J’avais la vie devant moi, les projets m’offraient leur avenir, tous les possibles me convoquaient.
Mon petit chien à côté essayait lui aussi de m’aider à confectionner mon joli bouquet. Les gens qui passaient près de là me regardaient étonnés. Comment cela ? Une femme qui s’émerveille jusqu’à se baisser pour ces quelques fleurettes ? Je levais ma tête de temps en temps à leur passage. J’y voyais l’étonnement. Ils avaient aussi, j'en étais sûre , un peu le sens du ridicule que j'avais mis de côté pour ma vocation de cueilleuse.
Le soleil me réchauffait. Il illuminait de sa clarté toute la végétation environnante. Un petit papillon sur un pétale de trèfle apprenait à voler, quelques mouches facétieuses venaient par moments déranger mon petit labeur.
Les fleurs respiraient avec moi l’air de cette journée toute neuve, aussi récente que mes 12 ans improvisés. Je les cueillais mes beautés pour les offrir à qui voudra. Comme avant. Avant les épreuves et les réalités de la vie amère. Avant les rides, les courbatures, les fatigues. Avant les deuils, les départs, les chagrins.
Le Soleil frémissait avec moi sous le rire des fleurs vaniteuses. J’imaginais dans mon esprit leur dialogue floral :
- Tu as vu la vieille qui nous admire au point de nous cueillir ? - Oui, ce n’est pas courant, regarde son visage ! Tu lui donnes combien toi ? En âge je veux dire ? - Bien trop pour être presqu’à terre ! ça s’fait pas !
Je les regardais du haut de mes 12 ans. Leur petite conversation m’avait fait rire. Je souriais avec largesse, les yeux pleins de leur beauté. Je levais à nouveau mon visage vers le ciel bleu. Bleu comme les souvenirs que je colorais. Que j’inventais. Que je redessinais à ma manière. Le passé n’avait plus droit de cité. Demain viendra bientôt. J’avais toute la vie devant moi, tout l’amour à grandir, toute l’amitié à fleurir, toute la poésie à écrire. Tout était là. La mort n’existait pas. « Ça fait du bien ! » me répondait un des pissenlits tout fier de ma cueillette.
Je me lèvais quelques minutes, histoire de dégourdir mes petites jambes d’enfant. Juste avant de recommencer mon travail de fleuriste, je regardais ce pré parsemé de ces petites fleurs.
Me revenait en mémoire le petit discours d’un ami prêtre que j’avais connu : "Sylvie, dans une armée, tout le monde ne peut pas être général ou commandant ! Il faut aussi des simples soldats !" Je souriais de nouveau à ce souvenir qui m’avait bien amusée. Je me suis mise alors à parler aux pâquerettes : "Vous ne pouviez pas être des roses, ni des pivoines, ni même des œillets ! Non, vous, vous deviez être des simples petits boutons d’or, des toutes petites marguerites, minuscules ! Si petite que plus personne ne fait attention à vous !"
Je me penchais à nouveau. J’imaginais les fleurs se regarder droit dans les yeux en haussant les épaules après ma petite homélie. Elles se moquaient de moi. Elles avaient bien raison. A 12 ans, on cueille la vie, la douceur des saisons, le foisonnement du printemps, la grandeur du jour, la chaleur de l’astre solaire, la beauté des poésies qui chantent dans le creux des oreilles. On ne philosophe pas plus que ça. On profite. La mort ne vient pas tout flétrir, ni les étés, ni les bouquets, ni les jours, ni les amours.
J’avais 12 ans déjà depuis plus de 20 minutes. Cela me faisait du bien ! L’arbre à côté supervisait mes efforts. Je tentais de parfaire entre mes doigts la grâce de mon bouquet. L’art floral c’est si beau, surtout quand on est jeune. Je me rappellais les gerbes de fleurs que je composais pour les célébrations liturgiques. Une sœur très sérieuse m’avait annoncé que les miens manquaient de sobriété. Ils n’étaient pas « assez monastiques ». Elle avait tout détruit dans un geste de la main. Plus de jolies compositions, plus de dégradés dans les tiges, plus de mousse verte. Non. Juste comme ça, dans le vase, sans rien d’autre. Bon, j’avais avalé ma salive sans rien montrer de la peine que je ressentais.
Mais aujourd’hui, de bonne heure, j'avais 12 ans, tous les bouquets du monde entre mes mains agiles. J’en avais plein devant moi, plein à venir, tout plein dans mon cœur d’enfant à qui la vie vient s’offrir. Comme un cadeau.
Ensuite, je suis rentrée chez moi. Le soleil était parti. Sans même me saluer. J’étais de nouveau revenue à aujourd’hui, 47 ans plus tard. Cette petite cure de rajeunissement m’avait fait le plus grand bien. J’ai allumé mes bougies, j’ai écouté une jolie psalmodie latine, j’ai observé mon petit chien tout heureux d’être là. Qu’importe les nombres et la réalité, l’enfance est toujours là, c’est encore elle qui m’accueillera tout là-haut, dans le paradis des fleurs sans âge. Les anges eux-mêmes couronnés de mes humbles pâquerettes souriront à mon passage. Forcément.
Dès mon retour, mon joli petit bouquet déjà fané dormait sur ma table. J’étais bien. Bien au-delà du temps, de l’espace, des années. Déjà, un peu, rien qu’un peu, dans la vie du ciel. L’Eternité commence ici-bas. Voilà tout.
C’est l’année des pâquerettes.
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L'année des pâquerettes
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