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Il est vivant - Texte

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Il est vivant !

 

Élodie regardait la télévision en ce soir de février, elle désirait connaitre les dernières actualités. Voilà plusieurs jours qu’elle évitait. Elle avait remarqué en effet une forme de saturation intérieure dans son esprit quand trop d’informations s’accumulaient les unes aux autres. Dans le but de se protéger, elle ne s’informait plus que de manière épisodique, le poison de l’angoisse venait parfois si vite l’emporter dans ses filets !

Il y avait le reportage d’un journaliste sur place en Turquie. Après le tremblement de terre. Voilà 7 jours que le drame avait eu lieu et des recherches étaient encore en cours pour trouver des survivants. Elle regardait les villes meurtries aux immeubles écroulés, aux arbres à terre, aux monticules de terre, de briques, de murs, de câbles, de pierres, tout par terre. Des montagnes de maisons totalement éventrées, des débris épars un peu partout. Une véritable désolation où plus rien n’était reconnaissable. Tout était à l’envers. Plus rien que le désordre, la saleté, le désastre.

 

Élodie était comme hypnotisée par cet écran de verre où se déroulait, là, juste de l’autre côté, ce drame. Il se situait à quelques kilomètres et en même temps il était si proche, jusque dans son salon. Une impression d’apocalypse se dégageait de l’ensemble. Élodie n’était plus derrière l’écran. Elle était propulsée dedans. Sans barrière, sans protection, sans retenue aucune. Totalement immergée dans la tragédie à laquelle elle ne participait plus seulement avec ses yeux, mais aussi avec son cœur, avec ses jambes, avec tout son être.

Un journaliste montra alors une femme, voile sur la tête, tout en larmes. Les mains jointes, debout, mais courbée, qui voulait savoir si son neveu qu’on croyait encore vivant sous les décombres pouvait être sauvé. Elle était convaincue que les sauveteurs, certains professionnels, d’autres improvisés, parviendraient à le ramener à la surface de la terre.

Élodie voyait toutes les larmes de cette femme pleine d’une détresse indicible. Elle regardait avec elle pour comprendre si oui ou non, il y avait encore une chance. À l’unisson de ce cœur maternel, elle se penchait au-dessus du trou où des hommes étaient descendus, dans le chaos de ces décombres immenses. Un enfant enseveli était vivant sous des tonnes de sable et de pierres, écrasé certainement par tout ce poids au-dessus de sa tête.

À un moment donné, on entendit l’un des sauveteurs crier quelque chose qui ressemblait à : « Il est vivant ! Il est vivant ! ». Le petit avait 4 ans. « Il est vivant ! ». La femme éplorée se mit alors à pousser des petits cris aigus. Elle manifestait par là même son espoir qu’elle retenait étranglée depuis des heures par la douleur. Il était sans doute le seul rescapé de l’immeuble où vivait sa famille. Élodie partageait la douleur de cette femme, avec elle, elle criait sa souffrance. Elle se surprit à toucher de sa main son visage tout crispé, tordu devant son écran, les sourcils froncés par les interrogations qui la traversaient.

 

Cette femme était son amie. Elle n’en savait rien bien sûr, mais pour Élodie, c’était une certitude. Elle devenait celle qui accompagne les mauvais jours, celle sur qui on peut compter, celle qui vous épaule quand tout le monde est parti.

Élodie ne désertait pas, elle était de ceux qui restent. Là. Debout avec ceux qui pleurent, qui crie avec ceux qui crient, qui aboie avec ceux qui hurlent. Elle vivait avec eux broyée dans son âme, unie à ces milliers de personnes qui agonisaient sous l’étau de cette tragédie.

 

La femme tout d’un coup commença de s’écrouler sur le sol, l’enfant sain et sauf, était coincé mais vivant. Tout était mis en œuvre pour venir à bout de ce sauvetage. Ce petit d’homme, un miraculé après 7 jours sous la terre. 7 jours sans manger, ni boire. Un vrai prodige. Un mystère.

 

Élodie écoutait les commentaires du journaliste qui listait le nombre de morts, les aides humanitaires trop peu nombreuses, les quantités d’hommes et de femmes qui se retrouvaient sans soutien, sans famille, sans amis, sans rien. Plus rien. Pas même un habit de rechange, une nourriture, un objet, des papiers. Plus rien. Rien d’autre que leur maison sans toit, sans plus de murs, sans plus de pièces, sans plus de portes ni de fenêtres. Plus rien.

Rien d’autre que la destruction avide opérée par une secousse sismique dévoreuse d’enfants, de femmes, d’animaux, d’arbres et de fleurs. Le monstre gourmand qui avait tout bouffé sur son passage, sans avis, sans s’arrêter, sans perdre de temps. Il avait tout avalé de sa bouche immense. Il digérait maintenant les mains posées sur son ventre, repu des malheurs assouvis. Il était essoufflé, obèse, on ne l’entendait plus.

Ah les malheurs ! Les malheurs ! Dieu qu’il y en a ! S’écria Élodie en son for intérieur. Elle imaginait ce que pouvait être une telle expérience : vivre sous la terre pendant toute une semaine, coincé, sans rien voir de ce qui vous entoure. Sans savoir si on peut être sauvé, avec la peur d’être enterré vivant. Les frissons lui parcouraient tout le long de la colonne vertébrale. Pendant un court instant, par la force de son empathie, il lui semblait ressentir, avec ce tout petit, le poids de la terre au-dessus d’elle, la poussière qui lui collait de partout, sans parvenir à bouger ni une jambe, ni un bras, juste la langue dans une bouche rendue pâteuse par la soif. Immobilisés de force, elle et l’enfant, dans un endroit obscur et sans espoir. Comment peut-on le supporter ? Elle revint à elle, tandis que la nuit tombait dans son salon, toute figée avec elle, devant son poste de télévision.

 

Un silence total planait sur la scène du sauvetage en direct auquel Élodie participait. Elle avait l’impression de descendre avec les hommes pour ausculter les entrailles du séisme. « Il est là ! Il est là ! » cria l’un des hommes. Puis on entendit plusieurs personnes crier à l’adresse des autres gens venus soutenir moralement la femme : « chut ! » « Chut ! ». Il fallait écouter. Entendre la respiration de ce héros de 4 ans à peine qui n’attendait que cela : revenir sur la terre des vivants. Malheureux mais en vie.

 

La femme était toute droite maintenant. Dans ce silence intense, la gorge serrée par l’émotion. Elle ne bougeait plus. Elle était de nouveau calme. On aurait dit qu’elle s’empêchait de respirer pour s’unir à la vie. Pour la faire revenir. Pour tordre le cou à ce monstre du malheur qui n’avait pas secoué uniquement la région, non, mais qui avait aussi secoué tous ses projets, ses biens, ses amours, sa famille, ses amis, son passé. Tout avait tremblé. De partout. En elle, hors d’elle, au-dessus, en dessous, sur les côtés, dans l’avenir. Tout avait bougé, plus rien n’était à sa place. Tout avait glissé.

Enfin pas tout à fait. Là, ligotée par un amour qui est le propre des mères, elle était là, debout, à la place que, rien, jamais ne les fait quitter, celui d’un amour indéfectible. Son amie musulmane le lui avait certifié : « Ma chérie, dans ma religion, on dit que le paradis est grand ouvert sous les pieds des mamans ». Elle se souvenait. Elle avait trouvé cela tellement beau. Elle le voyait surtout, là, tout cet amour en action. À sa place. Toujours. Debout. Un tel amour que même un tremblement de terre de magnitude 7 sur l’échelle de Richter ne parvenait pas à tuer.

 

Sans un mot maintenant. Sans un bruit autour, Élodie attendait avec elle, le murmure de la vie remonter jusqu’à sa hauteur. Debout avec elle, tout près, dans un même souffle, une même espérance, un même cœur. Oui, Élodie ne faisait plus qu’un avec cette inconnue dont elle ignorait tout.

À un moment, l’allure de cette mère la ramena vers d’autres pensées. La vision du Stabat Mater s’imposa à elle. Élodie se surprit à revenir quelque 2 000 ans en arrière. Là encore, la femme était debout, la mère au pied de la Croix était restée, tendue vers son fils, pour lui. Jusqu’au bout, dans le silence, dans la force de l’amour. Sans perdre une minute par un retour inutile sur soi, sans pleurer sur son propre malheur. Debout elle aussi. Juste avant que son fils ne lui soit déposé dans ses bras. Elle embrassera ensuite le doux visage de ce fils torturé : Ses yeux, ses oreilles, sa bouche qui avait créé tant de soleils. Marie à jamais douloureuse.

Cette femme la ramenait à cet épisode de l’Évangile. Encore une maman. Quelle que soit la religion, l’amour du cœur maternel est reconnu véritable. Fort comme la mort.

 

Un cri fit sortir Élodie de ses pensées. L’enfant était ramené. Enveloppé dans une couverture, on vit son petit corps soulevé dans les bras d’un homme qui courait vers le camion du SAMU. Et la femme derrière qui n’avait plus la force de le suivre, soutenue par les autres mamans présentes, essayait de se dépêcher pour le rejoindre. Elle essuyait ses larmes. Debout, près du précipice dont l’enfant venait d’être retiré, elle avait crié. C’était un cri de délivrance, apaisée, enfin, toute la douleur qui l’avait étreinte pendant des heures s’enfuyait. Le petit garçon était désormais orphelin. Pourtant, Élodie l’avait compris, il avait aussi trouvé en cette femme un abri sûr pour le reste de sa vie.

Elodie prit encore le temps d’observer le visage de celle dont elle s’était rapprochée. Elle la vit, avec les larmes qui coulaient encore sur ses joues en même temps qu’un tout nouveau sourire. Transpercée jusqu’à la déchirure, la fatigue se lisait dans son regard perdu. Là encore, Élodie fut ramenée en arrière. Encore vers cette femme qui fut transpercée dès la naissance de son enfant puis sur la croix avec son fils. C’est aussi le propre des mères que d’être déchirée. Vraiment, qu’y a-t-il de plus beau ici-bas ? Se demanda Élodie qui pourtant n’avait pas eu d’enfants. Quoique, à bien y regarder, se disait-elle encore, en tant que femme, il n’y a pas qu’une seule manière d’être mère !

 

Le reportage prit fin. Élodie soupira. Elle éprouva le besoin de manger un petit quelque chose, comme pour se calmer à son tour après tant d’émotions.

Oui, mais, tout aussitôt, quelques minutes à peine après cette scène si bouleversante, il y eut la voix d’un reporter en direct de la guerre en Ukraine. Des milliers de morts, des viols, des orphelins exilés que Poutine, sans préavis, faisait adopter par des familles russes. Puis, tout de suite après, un rapide compte rendu des péripéties d’une star victime de sa polytoxicomanie. C’était trop, il était temps d’éteindre ce poste de télévision. Qui a dit que l’on devait être au courant de tout, partout, toujours ? Avons-nous les épaules assez larges pour cela ? N’est-ce pas le boulot du Bon Dieu, pourquoi prendre sa place ? Se demanda Élodie fatiguée par l’horreur.

 

Elle se mit à son plan de travail, histoire de se détendre un peu, juste derrière sa machine à coudre qu’elle affectionnait tant. Elle commença à rassembler les différentes pièces du chemisier qu’elle était en train de confectionner pour une amie. Ah cette amie ! Comme elle l’aimait ! Dieu sait pourtant que nous sommes différentes ! Soupira-t-elle entre deux épingles qu’elle prenait soin de poser. Elle repensait à une conversation qu’elle avait eue il y a peu. C’était à la sortie de l’école où le petit Jean, fils de Sophie, l’amie en question, était scolarisé.  Élodie pour faire plaisir à Sophie, était venue avec elle.  Elle remarqua cependant que celle-ci, durant tout le temps d’attente, se tenait courbée à faire défiler de son index tout un tas de vidéos sur l’écran du son smartphone :

 

- Qu’est-ce que tu fais Sophie ? Tu ne vois pas qu’on attend Jean ? Il va sortir d’un instant à l’autre !

- Ben oui ! Je sais ! Et alors ? Ça n’empêche pas de scroller !

- Pardon ? De scroller ? qu’est-ce que ça veut dire ?

- Oh, la vache ! Tu ne connais pas ? Ça signifie ceci : Tu fais défiler toutes les vidéos d’Instagram, ou TikTok, elles ne durent pas plus de quelques minutes chacune, voire quelques secondes, ça passe le temps ! Elle soupira. Comme agacée d’avoir dû lui expliquer.

Élodie grimaça. Elle regarda par-dessus l’épaule de Sophie : Effectivement, un petit chat qui miaule dès qu’on lui touche le ventre, un enfant qui fait une plongée dans une rivière en cascade dangereuse, une voiture qui s’efforce de grimper une colline trop abrupte, une femme aux seins proéminents qui chante faux comme une casserole etc…

Élodie interloquée fixa son regard sur Sophie. Celle-ci comprit vite qu’elle serait avisée de mettre fin à cette occupation.

Quand le petit Jean surgit tout à la joie de les voir, Sophie avait encore l’esprit ailleurs. Il lui fallait revenir sans transition à son enfant. Elle eut du mal, Élodie n’en revenait pas.  

Aujourd’hui, elle se disait : Tu peux passer comme ça, d’une image à l’autre, d’une info morbide à un sketch drôle, comme ça, d’un coup, sans t’attarder, sans pause, sans réfléchir ! Voilà qui la surprenait et l’envahissait de honte. Elle se demandait si la nature humaine n’était pas en train d’être déformée par la rapidité environnante. Par ce besoin si peu réfléchi de « scroller » pour un oui ou pour un non. Elle se demandait si l’humanité tout entière n’était pas en train de sombrer dans une attitude aboulique, sans saveur, sans recul sur les évènements. À ce rythme, comment peut-on continuer de compatir ? Puisque tout se vaut : un tremblement de terre ou une souris attrapée par un adulte hilare ? Un canon de fusil et un chaton qui miaule de plaisir ? Tout se vaut ?

 

Élodie avait envie de pleurer. Elle revit la scène du tremblement de terre en Turquie. Tandis que d’autres « scrollaient » sans répit, penchés comme des pingouins, sur leur petit écran distributeur d’images rapides, elle, elle continuait de se poser toutes sortes de questions.

Que deviendrait cet enfant ? Et cette femme ? Pourra-t-elle l’adopter sans plus de cérémonie puisqu’elle était de la famille ? En voudrait-elle à Dieu ? Pourra-t-elle reprendre le cours de sa vie ? Où vivra-t-elle désormais ? Comment va l’enfant ? Comment s’appelle-t-il ? Que dira-t-il de ce moment-là quand il sera plus grand ? Vont-ils rester dans leur pays ? etc.

 

Élodie revint à sa machine à coudre, au velouté des tissus qu’elle manipulait avec joie. Il était temps d’arrêter. Elle y verrait plus clair demain à la lumière du jour. Les mains autour d’une tasse de thé chaud qu’elle venait de se préparer, elle regarda droit devant elle : un joli puzzle qui représentait un bouquet de lilas. Elle se dit que les puzzles unissaient, tandis que la « scrollitude » divisait. Elle sourit à ce mot tout juste inventé. Elle ferma les yeux. Bien qu’impuissante à réparer ce monde, elle se mit à prier, une courte invocation pour rejoindre cette femme là-bas, si loin, si près. Cette prière la rendait active, elle pouvait faire cela pour elle, c’était peu, mais c’était mieux que rien du tout. Mieux en tout cas que de rester là, planté comme un oignon, à subir passivement les images sans les prioriser.

 

Elle vit son petit chien au sol, dans sa niche, qui dormait. Il était si mignon ! Elle releva la tête, puis, naturellement, parce que la vie n’a pas de prix, le cœur à nouveau logé dans la joie de cette mère, elle s’exclama :


Il est vivant ! Vivant !

 

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Deogratias

20-02-2023

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Il est vivant appartient au recueil Histoires courtes

 

Texte terminé ! Merci à Deogratias.

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