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Soleil d'août - Grande Nouvelle

Grande Nouvelle "Soleil d'août" est une grande nouvelle mise en ligne par "J.L.Miranda".. Rejoignez la communauté de "De Plume En Plume" et suivez les mésaventures de Rolando et cie...

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Un suicide dans le métro

Rolando s’interdit de regarder derrière lui, avant qu’une distance suffisante ne l’ait mis hors de la vue du serveur. Il rejoignit la rue de Rivoli, vrombissante de voitures qui avançaient péniblement. Il pensa à un monstre long et lourd, rejetant des gaz toxiques par les pores, qui avaient la queue enroulée à la Bastille et ses sept têtes écartées en éventail place de la Concorde.

Il se faufila sur la chaussée qu’il franchit en biaisant entre des pare-chocs, le feu du goudron accroché aux mollets. Lorsqu’il fut sur le trottoir opposé, il traversa la place Baudoyer et s’engagea ensuite dans la rue des Barres, longeant l’église de Saint Gervais, puis il se dirigea vers le pont Marie. Il marchait à grands pas, les paupières légèrement plissées sous la chaleur, dont les pavés polis ainsi que la vieille maçonnerie qui l’entourait, battus par le soleil depuis le matin, augmentaient l’intensité. Il ne transpirait pas beaucoup d’ordinaire, mais ce jour-là, il sentait le dos de la chemise collé sur sa peau.

Une foule de passants encombrait le trottoir, sous les platanes du quai de l’Hôtel de Ville. Parmi eux, on dénombrait des touristes venus de plusieurs horizons, caméscope au poing ou un appareil photo suspendu au cou. Ils étaient à la fois curieux et insouciants, glanant çà et là, à travers la cité, des souvenirs de leur bonheur qu’ils voulaient inoubliable.

Tout en marchant, Rolando supputait mentalement ses chances de retrouver Sabrina dans la station de métro du pont Marie. Il savait que les rames qui circulaient sous ses pieds, dans le sous-sol de Paris, plus miné qu’une fourmilière, roulaient dans les deux sens ; elles se succédaient toutes les dix minutes environ, déversaient sur les quais les passagers arrivés à leur destination, puis en prenaient d’autres qui s’en allaient ailleurs.

Il était au pont Marie à l’heure que Sabrina rentrait d’ordinaire, mais il ne savait pas quelle rame elle prendrait ou avait prise. D’ailleurs, elle aurait pu descendre à une autre station ou prendre une ligne différente. Elle fuyait les grandes artères bruyantes, affectionnait particulièrement les petites rues tranquilles.

A la sortie du métro, on distinguait un petit rassemblement de personnes qui semblaient frappées par quelque événement inattendu. On devinait la tension dramatique du moment dans les gestes compatissants, ébauchés par certains. Ils composaient un tableau qui tranchait avec l’atmosphère soporifique de l’après-midi. Rolando pressentit qu’un événement tragique venait de se produire. Il s’approcha du groupe de personnes qui, selon toute vraisemblance, était formé de voyageurs qui sortaient de la station de métro. Il tendit l’oreille flairant le drame sur la foi de quelques bribes des conversations saisies au vol, mais il resta sur sa faim ne sachant pas exactement ce qui s’était passé.

Il vit un bouquiniste assis dans un fauteuil de toile, près de son étalage de brocanteur de l’écrit où l’on venait chercher la perle rare. Il était habillé d’un short et d’une chemise légère, à moitié déboutonnée, laissant voir sa poitrine velue. Sous son chapeau de tissu s’allongeaient des pattes grisonnantes bien fournies, taillées sur les joues cuivrées, au niveau du lobe de l’oreille.

Rolando prit un bouquin au hasard, c’était « Les histoires fantastiques » d’Edgar Poe. Il l’entrouvrit, remarqua aussitôt qu’on avait arraché la page sur laquelle on devait voir le nom du traducteur. Appliquant le pouce sur l’ensemble des feuilles, il les fit tourner rapidement en éventail. La poussière qui s’y était déposée au cours d’une ou de plusieurs lectures, mêlée d’acariens qui en avaient fait un nid douillet, grassement nourris par les déchets laissés par les lecteurs successifs, s’échappa sous son nez épaississant l’air de ces bestioles affreuses. Beaucoup s’infiltrèrent dans ses bronches où, une fois bien installées, elles s’emploieraient à déclencher une crise d’asthme. Il toussota incommodé, se reprocha de n’avoir pas pris un vaporisateur de « Ventoline ». 

Rolando referma le volume, toussotant encore, la main droite sur la bouche. Il présenta l’ouvrage au bouquiniste, lui signala qu’une page avait été arrachée. Il voulut savoir s’il s’agissait bien de la traduction de Baudelaire.

« Sans aucun doute, cher monsieur, répondit le marchand, c’est la version de référence en langue française. Qui d’autre que l’illustre dandy aurait pu parvenir à cette sorte d’osmose avec l’âme tourmentée de Poe ? »

Rolando se montra satisfait du renseignement qu’il n’attendait pas aussi éloquent et définitif. Il remit le livre à sa place, sans perdre de vue la bouche du métro. Il remarquait que des gens en sortaient l’air interrogatif, et il se demanda devant le bouquiniste ce qui avait bien pu se passer dans la station. Celui-ci, du ton froid et précis d’un médecin légiste faisant le rapport d’une autopsie, lui apprit qu’un suicide venait d’avoir lieu sous leurs pieds, à vingt mètres de profondeur. Un voyageur s’était brusquement jeté devant la rame au bout du quai, là où elle débouche à une vitesse considérable, laissant le conducteur impuissant face à ce geste fatal. C’était la raison pour laquelle la station avait été temporairement fermée.

Rolando resta un instant ahuri, les traits figés, se demandant si la victime n’était pas Sabrina. Elle était nerveusement fragile, sortait d’une grave dépression lorsqu’il fit sa connaissance, dans le hall d’une salle de cinéma.

Il se ressaisit en entendant les considérations toutes personnelles du bouquiniste sur ce genre d’accident. D’après lui, les suicidaires étaient des êtres privilégiés devant la mort, parce qu’ils pouvaient choisir le jour, l’heure, l’endroit et l’instrument de leur anéantissement, agissant en véritables maîtres de leur destin.

Chaque moyen de suicide (il y avait dans ce domaine un éventail de possibilités aussi vaste que varié, faisant la part belle à l’imagination créative) correspondait aux tendances profondes du suicidaire. Se tuer d’un coup de revolver dans la solitude de sa chambre ou se pendre dans l’obscurité d’une cave n’avait pas le même sens ; l’impact et l’apparat de cette sortie fracassante, accompagnée de grincements de ferraille, sous les yeux d’un parterre de voyageurs transpercés de frayeur, qui reculaient instinctivement, poussant une clameur de désarroi, au milieu duquel jaillissaient quelques cris hystériques.

Les premiers, ceux qui préféraient le revolver ou la corde, se vengeaient surtout de leur entourage ; les seconds, ceux qui s’immolaient dans un lieu public, adressaient un sévère avertissement à la société.

Par ailleurs, si les gens qui avaient assisté au suicide du métro avaient le masque de l’horreur plaqué sur la figure, c’était parce qu’ils avaient pu assister au spectacle atroce d’une personne entraînée sur les rails par la machine, avec la violence que met le taureau traînant le torero dans la poussière de l’arène ; puis ils l'avaient vu broyé et électrocuté dans un grésillement de chair brûlée. Bref, ils avaient pu, sur le vif, se représenter à la place du suicidé, subissant comme lui un supplice épouvantable. Qu’on lise ce fait-divers après coup, dans le journal, même s’il était rapporté par un témoin oculaire doué de réels dons de conteur, il ne produirait chez le lecteur que de l’apitoiement, jamais ce sentiment d’horreur absolue.

Bien qu’intéressé par le marchand, observateur cynique du malheur d’autrui, qui parlait d’un ton péremptoire, persuadé du bien-fondé de ses réflexions, Rolando avait à l’esprit des questions qu’il brûlait de lui poser. Lorsque son interlocuteur se tut, il essaya d’en savoir plus sur le fait divers.

S’y prenant avec beaucoup de tact, il souligna fort à propos que la façon dont le bouquiniste avait interprété le sens du suicide lui donnait envie d’en savoir plus. Il lui demanda une description aussi détaillée que possible de la personne qui s’était jetée sur les rails. Il tenait à savoir son sexe, l’âge qu’elle semblait avoir, sa taille, les vêtements qu’elle portait, la couleur de ses cheveux. Il se disait qu’il serait tout à fait rassuré s’il s’agissait d’un homme, fût-il une personne en vue, tout en étant conscient, néanmoins, qu’il verrait son inquiétude s'accroître, s’il s’avérait que la victime était une femme.

Sabrina prenait tous les jours la ligne 7 du métro, du pont Marie aux Gobelins, aller et retour, en compagnie de voyageurs anonymes parmi lesquels se trouvaient sans doute des gens dégoûtés de la vie ; des gens qu’un jour ou l’autre pouvaient avoir envie de tuer leur mal de vivre dans un dernier arrachement de douleur, mais comme Sabrina était sujette à des crises d’abattement assorties d’idées noires…

De plus, elle rentrait d’habitude aux environs de l’heure où s’était produit l’accident, à une rame près, il estimait donc qu’il était possible, au moins théoriquement, qu’elle ait accompli le geste fatal.

Le bouquiniste décroisa ses jambes osseuses brunies par le soleil, puis il se remit debout, fixant le jeune homme bien élevé qui lui témoignait du respect. Sans daigner satisfaire sa curiosité, il se rapprocha de son étalage de vieux bouquins qu’un monsieur d’aspect érudit fouillait d’un regard attentif, mais il ne cachait pas sa surprise de voir un passant s’intéresser à une suicidée anonyme, au point de mener une véritable enquête sur le drame.

 Quand il se rapprocha de Rolando, celui-ci se trouvait exactement à la place où il l’avait laissé tout à l’heure. En réalité, il s’était penché quelques instants par-dessus le parapet pour regarder la Seine, presque immobile, dont le corps fluide s’amincissait de jour en jour, mais il avait vite repris sa position près du fauteuil de toile. Il attendait l’homme aux pattes broussailleuses, qui affichait maintenant un air gouailleur et avait une lueur malicieuse au fond des yeux.

Il venait de comprendre le sens de l’anxiété du jeune homme, visible à son regard versatile, à son geste précipité. Sans doute espérait-il rencontrer quelqu’un aux environs du pont Marie, peut-être une femme, qui devait arriver par le métro et qui n’était pas au rendez-vous, d’où son inquiétude.

Le marchand ne se rassit pas dans le fauteuil. Il se tenait à la disposition du monsieur d’aspect érudit qui pouvait l’appeler d’un moment à l’autre. Celui-ci continuait de flairer les bouquins, avait déjà retenu un volume qu’il gardait sous l’aisselle. Au reste, le fait de se retrouver nez à nez avec le jeune homme lui permettait de saisir le moindre frémissement de ses muscles faciaux, la moindre nuance de son regard, car le spectacle macabre qu’il allait lui raconter lui donnerait des frissons dans le dos.

Avant d’entamer son récit, le bouquiniste souleva sa coiffure, laissant voir les ravages de sa calvitie galopante. Il se gratta le crâne, avant de rajuster son couvre-chef par des petites touches.

A peine l’horreur du suicide avait-elle transpiré hors des bouches du métro qu’il s'était précipité à l’intérieur de la station qu’on apprêtait à fermer, devançant les secours qui arrivèrent dix minutes après. La victime était en travers des rails, couchée sur le dos. Elle avait les pieds tordus, les jambes écartées, meurtries, le buste broyé, ensanglanté. Mais son visage était curieusement intact (peut-être qu'elle l'avait protégé instinctivement de ses bras repliés, ses bras qui gisaient maintenant à côté du tronc, cassés, désarticulés), son visage figé dans une grimace atroce, les yeux écarquillés, la bouche béante comme si sa vie et son âme s’en étaient échappées dans un douloureux vomissement. C’était une femme d’une trentaine d’années, de taille moyenne, habillée d’un pantalon noir et d’un chemisier blanc. Elle avait des traits réguliers, délicats, le nez légèrement retroussé, et elle portait les cheveux courts d’un châtain clair.

En écoutant le bouquiniste, Rolando grimaçait de peine ou de peur (peut-être qu'il éprouvait ces deux émotions à la fois), on ne saurait le préciser avec certitude. Le teint de son visage passa successivement par plusieurs gradations, de la pâleur des morts au gris mauve de la chair meurtrie.

Le portrait que son interlocuteur lui brossa de la suicidée du métro était, à s’y méprendre, celui de Sabrina.

S’il avait eu lui-même à décrire son ex-maîtresse, il n’aurait pas fait d’elle un portrait guère différent. Au-delà d’une troublante ressemblance physique, il y avait ce détail subsidiaire que le rendait la description encore plus vraisemblable : le pantalon noir et le chemisier blanc. Sabrina affectionnait particulièrement cette toilette, qu’elle portait fréquemment lorsqu’ils sortaient ensemble en promenade.

Il s’en souvenait, vacillant un peu sur ses jambes, s’efforçant en vain de dissimuler son désarroi, et comme le bouquiniste l’invitait à s’asseoir dans son fauteuil de toile, il le remercia inclinant la tête, puis il lui dit qu’il préférait marcher. Déambulant le long du trottoir, ses pas rythmeraient sa pensée qui, se mettant au diapason du cœur, lui permettrait d’évacuer ses angoisses.

Rolando s’engagea sur le pont Marie sans but précis. Ses jambes s‘alourdissaient, sa respiration était de plus en plus difficile ; elle devint bientôt sifflante.

La crise d’asthme survint sur le quai Bourbon, sous le soleil qui flamboyait, implacable comme un châtiment céleste auquel nul être vivant ne saurait échapper, à moins qu’il ne soit sous l’eau ou bien terré dans un trou profond. Des peupliers montaient du bord de la Seine où ils trempaient leurs racines, poussant leur ramure élancée vers le ciel blanchâtre. Leur feuillage, que le moindre souffle de vent mettrait en émoi, était figé dans l’air immobile.

Rolando s’adossa au parapet qui surplombait la Seine, ses jambes refusaient de le porter plus loin. Il mit la main sur sa poitrine oppressée, ses côtes s’enfonçaient à chaque inspiration. Il avait les narines écartées, les ongles et le teint qui bleuissaient. Il n’avait plus de souffle pour demander à l’aide, l'asphyxie semblait imminente.

Comme dans un mirage, il vit un homme qui marchait dans sa direction ; il avait dans la main un petit atomiseur gris qu’il venait de porter à sa bouche, inhalant avidement une dose de « Ventoline ». Il lui fit un signe désespéré. L’homme s’approcha de lui, le fit aspirer deux bonnes bouffées du médicament. Aussitôt, les voies aériennes de Rolando se dégagèrent, sa respiration profonde devint aisée.

Il tomba à genoux aux pieds de l’inconnu, les mains jointes comme dans une prière.

– Merci, monsieur. Merci de tout mon cœur. C’est Dieu qui vous a envoyé. Vous m’avez sauvé la vie, dit Rolando avec ferveur.

– Relevez-vous, jeune homme ! dit l’inconnu, fronçant les sourcils. Pourquoi diable croyez-vous que Dieu se soucie de votre vie ? Des tas de gens sont en train de mourir, ils tomberont dans la rue comme des mouches. Aucun dieu ne viendra à leur secours. Quittez cet enfer au plus vite, si vous tenez à rester en vie, dit l’inconnu s’apprêtant à poursuivre son chemin.

– Mais vous, ne craignez-vous pas la canicule ?

– Je m’en vais de ce pas prendre une péniche en partance pour Honfleur. Entre-Manche-et-Seine, je retrouverai l’atmosphère qui convient le mieux à mes bronches.

– Pourquoi venir ici par un temps pareil, alors ?

– Une affaire de cœur qui a mal tourné. Vous comprenez ça ?

Rolando hocha la tête. Il comprenait mieux que l’inconnu ne pouvait l’imaginer.

Il s’arrêta devant le numéro dix-neuf, remarquant qu’une plaque commémorative était vissée à côté de la porte. Camille Claudel avait eu dans cet immeuble un atelier où elle venait pétrir la glaise de ses mains fiévreuses, mais il fut surtout frappé par la citation qu’on y voyait inscrite : « Il y a toujours quelque chose d’absent qui me tourmente ».

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Auteur

J.L.Miranda

06-08-2017

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Soleil d'août appartient au recueil Romans

 

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