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Soleil d'août - Grande Nouvelle

Grande Nouvelle "Soleil d'août" est une grande nouvelle mise en ligne par "J.L.Miranda".. Rejoignez la communauté de "De Plume En Plume" et suivez les mésaventures de Rolando et cie...

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La rupture

Ses rapports avec Sabrina s’étaient détériorés quelque peu dernièrement. Elle devenait rétive, fuyante, s’enfermant parfois dans des silences ponctués de regards distants. Le dialogue du début de leur liaison, les yeux dans les yeux, qui puisait sa fluidité aux racines du sentiment amoureux, avait été remplacé peu à peu par des phrases évasives, parsemées de non-dits qui auguraient des convulsions douloureuses à venir.

Rolando avait beau exceller dans l’art de la séduction, Sabrina semblait insensible à ses galanteries ; et s’il lui arrivait encore de céder aux instances de son amant, se laissant déshabiller, c’était pour une raison simple : le courage du refus lui faisait défaut, car elle restait passive renonçant par avance au plaisir de l’amour.

Quand la sonnette retentit, Sabrina comprit que son amant était sur le palier, devant sa porte. Elle ne s’empressa nullement d’aller ouvrir, s’interdit presque de respirer pour faire croire qu’elle n’était pas à l’intérieur.

Rolando insista sonnant encore deux fois, puis il resta à l’écoute tendant l’oreille. Comme il n’entendait pas le moindre bruit derrière la porte, il s’assit sur les marches, décidé à attendre le retour de Sabrina. Mais la chasse d’eau se fit entendre dans le studio, il se retourna le cœur débordant d’espoir. Elle parut sur le seuil de la porte qu’elle entrouvrit, l’air maussade.

Rolando n’eut pas le temps de l’embrasser, car elle s’était empressée de regagner le fond du studio, s’asseyant dans un fauteuil de toile au pied de son lit où elle resta, taciturne, regardant par la fenêtre qui donnait sur une cour pavée.

Rolando la suivit, désemparé, les membres tombés le long du corps ; il tenait le bouquet de roses à la main, ne se décidait pas à l'offrir à Sabrina. En réalité, il ne savait pas trop quoi en faire, se sentait ridicule en regardant les fleurs. Il finit par s’en débarrasser les posant sur la table qui se trouvait juste à côté, contre le paravent qui séparait le coin-cuisine de la chambre.

Libre de ses deux mains, en bon Méridional chez qui la métaphore du geste fait partie intégrante du discours, il pouvait attaquer son exercice de style sur la psychologie des sentiments, matière où il excellait.

Mais Sabrina se tenait toujours dans la même posture, le visage fermé, regardant ailleurs ; il ne savait pas trop par quel bout commencer. Il regarda autour de lui, remarqua que la porte d’entrée était restée entrouverte. Alors, il prit conscience qu’il était cloué sur place, sur la même ligne que le paravent, et qu’il n’osait aller s’asseoir sur le bord du lit comme d’habitude.

Au-delà du silence froid de sa maîtresse, il pressentait le spectre noir de la rupture. Découragé, doutant de tout, de soi-même et de la réalité de l’amour, il se demanda s’il était possible de rebâtir avec des mots ce que le temps s’employait à détruire. Comme il était facile de manier une femme réceptive, se dit-il, rêveur, une femme prête à accueillir un homme le cœur ouvert ; alors, la parole est graine jetée dans du bon terreau, qui germe bien sous le feu du regard. La source de l’amour s’étant tarie pour lui dans le cœur de Sabrina, à quoi bon remuer les cendres de la passion ? Il n’en sortirait que quelques étincelles éphémères.

Le désamour de Sabrina devenait patent à ses yeux. Ne s’était-elle pas, en l’espace de quelques mois, éloignée de lui à deux reprises ? Insensiblement, sans raison apparente, elle se repliait sur elle-même, laconique, inventant des excuses pour refuser les rendez-vous qu’il lui proposait ; et, s’il insistait, allant à sa rencontre, elle se comportait en misanthrope odieuse, ce qui lui donnait frustration et dégoût.

Rolando n’était pas de ces hommes qui, sur un simple revers, se retirent du royaume du plaisir, craignant d’avoir à affronter des complications. Au contraire, plus que jamais épris de Sabrina, il trouvait là l’occasion de lui prouver son attachement avec force. Alors, il s’était lancé dans une entreprise de reconquête, procédant par petites touches savamment dosées, où les lettres romantiques avaient un rôle primordial.

Il savait qu’il lui faudrait beaucoup de patience pour attendre le fruit incertain de son effort. Il n’avait obtenu aucune réponse, aucun signe encourageant n’était venu lui réconforter le cœur. Il ignorait totalement l’effet produit par sa belle plume et par les messages tendres qu’il laissait régulièrement dans le répondeur de sa maîtresse. Il lui arrivait de se comparer à Sisyphe, roulant son rocher sur le versant de la montagne, tout en guettant d’un œil anxieux le sommet, avec l’espoir que l’instrument de son supplice ne dégringole pas de nouveau la pente.

Les périodes blanches et sèches dans ses rapports avec Sabrina (il appelait ainsi le temps de la reconquête) entraînaient chez Rolando une souffrance morale qui laissait des traces difficiles à effacer. Aussi, avec le temps, favorisait-elle dans son esprit le cheminement de l’idée qu’un jour ou l’autre leur liaison devrait prendre fin. Autrement dit, dans son for intérieur, sans y penser vraiment, il se préparait à la rupture qui apparaissait de plus en plus inévitable.

Comme elle tournait la tête vers Rolando, s’étonnant qu’il reste si longtemps muet, il dit d’une voix conciliante, s’efforçant de lui être agréable :

– Je suis là, planté devant toi, le cœur humble, tel un courtisan tombé en disgrâce attendant le verdict royal.

Ayant prononcé cette phrase d’un trait, il se tut, les yeux fixés sur Sabrina, et quand sa voix s’éteignit, un silence plus profond retomba dans la pièce. Il avait soigneusement mesuré ses mots, se tenait à présent dans l’expectative, guettant l’effet qu’ils auraient produit chez sa maîtresse. La pendule accrochée sur le mur, d’un mouvement cadencé, égrenait les secondes qui semblaient s’étirer à n’en plus finir. Le visage de Sabrina lui semblait s’animer, il brûlait de l’entendre dire :

« Tu peux refermer la porte s’il te plaît ? »

Ce mot aurait valeur de présage, comme une brèche bleue sur un ciel couvert de nuages menaçants.

– Si j’étais reine, tu traînerais à genoux devant moi, dit-elle enfin d’une voix lasse, les yeux baissés sur son giron.

– Si j’avais commis envers toi la moindre faute, je t’aurais déjà supplié de me pardonner, mais je n’ai rien fait digne de reproches. J’ignore même pourquoi tu es fâchée, dit-il avec une sincérité touchante.

Sabrina ne répondit pas tout de suite. Elle reposa le menton dans la main, et elle resta pensive comme caressant des images tendres au fond de son âme. Puis, au bout d’un moment, relevant la tête :

– Je n’ai rien à te reprocher, dit-elle brièvement.

– D’où vient donc cette atmosphère hostile qui m’étouffe le cœur ? dit Rolando, tendant suavement les mains, unies dans une coquille vivante. As-tu cessé de m’aimer ? N’ayons pas peur des mots, pas plus que de la fragilité des sentiments. Il faudra bien expliquer le pourquoi de la désaffection que tu m’affiches là.

Un long silence vint encore s’intercaler entre les deux amants. Sabrina avait besoin de mesurer ses mots à l’aune de ses désirs. Au bout d’un moment, elle redressa le buste, poussant un soupir, les pupilles ranimées par un regain de vie. Entre-temps, le flux de représentations contradictoires qui s’opposaient dans son for intérieur, lui agitant le corps de petits frissons, se reflétait dans sa figure par des jeux de physionomie où espoir et inquiétude se mêlaient. Enfin, elle se releva et regagna le milieu de la pièce, puis elle se retourna vers son amant.

– J’ai beau regarder notre liaison sous des angles différents, la même conclusion s’impose, dit-elle, les yeux versatiles tournant comme des papillons. Je n’ai pas d’avenir avec toi. Je rêve d’une vie à deux, je rêve d’avoir des enfants. Je veux faire des projets à long terme.

Rolando fut surpris par cette tirade. Confus, il ne trouva rien à répondre aux revendications de sa maîtresse. Sabrina alla fermer la porte qui était entrouverte. Rolando eut l’impression bizarre que ce geste était de mauvais augure, comme si elle se préparait à un huis clos décisif. La rupture devint plus que probable à ses yeux, leur complicité se trouvait suspendue, au moins provisoirement. Sabrina s’assumait comme maître incontestable chez elle, refusant de partager avec lui l’espace de sa vie privée. La preuve en était qu’elle ne l’avait même pas invité à s’asseoir, comme lors de ses précédentes visites.

Toutes les zones d’ombre passèrent sous les projecteurs de l’intelligence du jeune homme. Il trouva la réponse à ses interrogations, put relativiser l’angoisse et le doute qui en découlaient. Et, comme si Sabrina était transparente à son regard, la raison de son attitude se fit jour dans son esprit. Ce n’était pas le désamour qui soufflait le froid dans leurs rapports, mais plutôt le fait qu’il était marié et visiblement attaché à sa famille.

Sabrina se rassit dans le fauteuil de toile. Elle avait dit ce qu’elle avait sur le cœur. Désormais, il savait à quoi s’en tenir.

– Je ne t’ai jamais menti, dit-il plissant le front, tu sais depuis le début que je suis marié et père de famille.

Cette fois, la réponse de Sabrina ne se fit pas attendre, elle jaillit imprégnée de sincérité.

– C’est vrai. Je m’en fichais bien à ce moment-là. Mais le temps a passé. Je ne peux plus attendre pour faire ma vie, dit-elle tendant les lèvres, comme pour cueillir la larme rebelle qui roulait sur ses joues.

A ce moment précis, chez Sabrina, le cœur l’emportait sur l’empire de la raison. Rolando s’en aperçut, il aurait pu en tirer parti pour réchauffer l’ambiance ; mais il se dit qu’elle avait le droit légitime de fonder une famille. Comme il n’avait pas l’intention de divorcer, leurs rapports amoureux se trouveraient désormais dépourvus de sens. Sa réflexion était vraie, juste et généreuse, mais il n’était pas facile de renoncer à l'amour de Sabrina.

Le voilà donc à son tour confronté aux affres d’un dilemme. Pour garder Sabrina, il devait quitter sa femme. C’était à lui de choisir. Il eut la tentation de lui faire miroiter, dans un futur proche, une vie à deux sous le même toit. Et pourquoi pas ? se dit-il, enhardi. Les rapports amoureux entre deux êtres reposent la plupart du temps sur des mensonges. Ainsi, il gagnerait du temps, et peut-être finirait-il par avoir envie d’épouser sa maîtresse. Ils avaient tant de choses en commun !

Déjà sa chair vibrait à l’évocation des plaisirs qu’ils avaient partagés ; il refoulait avec peine l’envie de serrer Sabrina dans ses bras. Que pouvait-il opposer à la force aveugle de l’instinct ? Il voyait sa petite Vianella, l’entendait dans sa tête : « Papa ! Mon  papa chéri ! » Elle courait vers lui les bras ouverts quand il rentrait à la maison, sous le regard attendri de Luisa. Mais ce tableau émouvant du bonheur conjugal ne l’empêchait pas de désirer Sabrina. Il prit ses mains, elle se remit de bout. Comme elle dérobait ses lèvres à l’ardeur de son amant, il lui baisa le cou avec passion, tout en murmurant, éperdu :

– Je t’aime, Sabrina. Sans toi, ma vie n’aura plus de sens.

Comme il l’entraînait au bord du lit, elle se dégagea l’air farouche, résolue à lui résister.

– Non, je sais ce que tu cherches, dit-elle d’une voix assurée, offre-moi un avenir, je te donnerai tout ce que tu veux.

Elle retourna s’asseoir dans le fauteuil de toile, rembrunie, se réfugiant dans son cocon froid.

A son tour, Rolando recula machinalement sur sa position antérieure, comme dans un film qu’on rembobine afin de revoir une scène, mais son humeur avait changé entre-temps.

Il se retourna vers sa maîtresse avec l’intention de sévir. Il était agacé de se voir repoussé de la sorte, et il frémissait de colère, prêt à déverser sur elle un flot d’humiliations.

– Quitter ma femme pour emménager avec toi... n’est-ce pas ce que tu veux ? Tu y as cru, tu y croyais encore il y a une seconde, hein ! Rêve pas, ma petite. Je les adore toutes les deux, ma femme et mon enfant. D’ailleurs, toi, je te trouve juste bonne à te faire tringler par le premier venu. Jamais je ne te donnerai mon nom. J’aurais trop peur que tu le salisses, dit-il avec mépris.

Il reprit le bouquet de roses, ouvrit la porte brutalement. Avant de s’en aller, il se retourna vers Sabrina une dernière fois.

– Je te souhaite bonne chance quand même, avec ta prochaine conquête !

S’il s’était arrêté un instant sur le palier, il aurait entendu Sabrina éclater en sanglots. Eperdue, elle se jeta sur lit dès que la porte se referma sur son amant, se roulant sur elle-même, folle de désespoir.

Rolando descendit l’escalier sans hâte, penaud, dégoûté de la vie et de l’amour. Il reconnaissait qu’il avait été odieux, regrettait déjà ce qu’il avait dit à Sabrina, lui aurait volontiers fait des excuses.

Dans le hall, il croisa une dame âgée qui devait approcher les soixante-dix ans. Comme il cherchait la poubelle pour y jeter les roses, il changea d’avis en la voyant. Il revint sur ses pas, l’aborda en souriant.

– C’est votre fête aujourd’hui, mamie. Tenez, c’est pour vous, dit-il tendant le bouquet à la dame qui resta immobile, croyant rêver.

La concierge, qui avait suivi la scène du seuil de sa loge, sortit dans le hall et vint à sa rencontre.

– Vous n’avez pas honte, Madame Juliard, vous vous faites encore draguer à votre âge, et qui plus est, par un garçon qui pourrait bien être votre petit-fils. Allons, souriez ! dit-elle, tandis que Rolando ouvrait la porte de la rue et disparaissait, content de son geste.

Dehors, c’était le déluge. La pluie noyait la vue des passants dans son rideau bruissant et dru, inondait l’espace et la rue d’une masse d’eau considérable qui, refluant des bouches d’égout à débit insuffisant, s’écoulaient sur la chaussée comme une rivière en crue.

Rolando se réfugia sous la devanture d’un magasin de chaussures, se mit à regarder l’eau qui tombait dans un clapotis nerveux, dessinant des ronds dans le caniveau engorgé.

Dès que l’averse faiblit, repliant sa nappe de pluie effilochée, il courut vers la place, pataugeant çà et là sur des flaques imprévisibles. Il se réfugia dans le café où il se trouvait à présent, sous une chaleur étouffante.

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Auteur

J.L.Miranda

05-08-2017

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Soleil d'août appartient au recueil Romans

 

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