Orient expresso - Tranche de Vie

Orient expresso

"Désolé, va vous falloir revoir vos positions." m'annonce tel un verdict le patron du trio des annonceurs publicitaires - métier : rois du café -, en même temps qu'il dépêche d'un simple appel de sourcils l'un de ses sbires vers la sortie. Z'ont programmé leur scénario pile-poil dirait-on. Je garde mes mains bien en vue, manipulant nonchalamment les liasses de documents. Nous sommes attablés en pleine galerie commerciale, c'est bourré de monde et de fausses plantes vertes. Ils peuvent pas faire ça maintenant et ici, je résume.

Encadré par 2 gardes du corps contenant sous le regard de leurs armes sombres la foule à distance, le zélé sbire réapparaît muni d'une caisse que j'évalue à 12 m³, caisse qu'il porte sur l'épaule sans effort apparent tandis qu'on devine le jeu des deltoïdes sous la veste ajustée. Le gars me dépose délicatement l'objet lourd comme du plomb sur les genoux. Je sens dardées sur moi l'expression indéchiffrable de son patron ainsi que l'attente anxieuse de la foule d'un seul coup silencieuse. C'est tout juste si on entend les promos voler. Bien qu'impalpable, le malaise est indescriptible.

Bon, qu'y a-t-il là dedans ? un ananas géant ? les oeuvres complètes de Guy de Maupassant ? un duo majorette/pom-pom girl avec équipement ? Ben nan, s'agit d'une machine à expresso évidemment. Bien joué les mecs ! Comme si ça suffisait pas, z'ont ajouté tasses, soucoupes et une bonne centaine de dosettes. Du travail soigné quoi !

"Alors ?" interroge le patron du trio d’anonceurs à peine narquois. Le mal de dos au mur, il me faut répondre. "Merci beaucoup !" j'articule livide. Ouf ! une grande vague de soulagement submerge la foule et la folie commerciale peut reprendre son cours.  

Le trio est professionnel et motivé. Le trio opère donc dans le café et veut une foutue bonne page de pub pour leur nouvelle machine à expresso révolutionnaire. Bien que d'ordinaire ce type de publi-reportages se traite via communications téléphoniques, informatiques et à l'occasion postales, le trio a insisté plusieurs jours pour m'accueillir en leurs locaux sur les hauteurs de Nice en m'offrant le voyage. Hors de question, mais l'a fallu feinter vu que je pouvais décemment pas leur expliquer le pourquoi du comment, rapport que l'obole dérisoire que daignait m'octroyer la régie de presse employeuse pour effectuer ma noble tâche me privait du droit moral de dépenser une journée à batifoler en leurs vertes collines. S'ils l'avaient su, ce prix dérisoire que je touchais pour écrire une nouvelle page de leur bible, z'auraient directement perdu confiance, pris leurs cliques, leurs claques et leur machine à expresso, et annulé leur page de pub. Mais bon, alors que je commence à me sentir coincé, tout s'arrange en douceur, finalement c'est eux qui viennent à Toulouse et à 3. Motivés je vous dis ces gens-là.  

La réunion dure 2 bonnes plombes. De quoi on cause ? café. Qu'est-ce qu'on sirote ? café. D’ordinaire c'est moi qui mène les questions mais en bons pros ils omettent pas de me passer au grill, situer quelque type de connaisseur je suis. (Une époque j'ai bossé pour le number one de l'équipement sportif mondial. Tout le monde tous les jours devait faire du sport, y compris les consultants extérieurs comme moi. J'ai choisi patin à glace mais en fait j'y suis jamais allé et j'ai été viré). Connaisseur en café moi ? tu parles ! Comme je suis pas non plus connaisseur en bobards, je révèle à mes interlocuteurs -en termes mesurés- la cruelle vérité : M'en fous complètement du café. Marche au ness et basta. En plus que j'aime pas les objets parce que j'aime respirer, et que toutes ces babioles polluent mon espace d'air et d'espoir. Ni cafetière, ni grille-pain, ni micro ondes, ni four tout court. C'est ça, juste un bol, une cuiller et une grande poubelle. Z'ont l'air un peu désappointés les pauvres. Je les réconforte en offrant une nouvelle tournée d'un colombien de première. Mmmouais... peut-être j'aurais pas du, les réconforter, z'auraient peut-être renoncé à leur idée. Et non, "Désolé, va vous falloir revoir vos positions."  

Notez c'est gentil. Pensaient me faire plaisir. D'aucuns insinueraient que leurs motivations pourraient être d'un autre ordre, tel m'amener à me donner corps et âme à leur pub par exemple, ou encore conquérir un consommateur accro aux dosettes commercialisées à un prix éhonté comme tout consommable qui se respecte. Et quoi ? je fais bien mon boulot de toute façon. Quant à refuser, ce serait pour le moins discourtois. Enfin, je connais comme ma poche la mince frontière séparant corruption, concept avec lequel je n'ai à ma connaissance jamais commis le moindre compromis, et cadeaux d'entreprise et de bonne compagnie : invitations répétées dans de grands restaurants, platine cd, week-end printanier à Chamonix, traversée de la Mer Egée sur le plus grand  trimaran du monde, et maintenant machine à café... N'empêche et tant qu'à faire, vu que je traite actuellement plusieurs annonceurs aux activités électro-ménagères, j'eus pas craché sur un aspirateur à poussières pour remplacer le mien 1 / qu'aspire plus rien, et 2 / (et j'ai jamais compris pourquoi) sent désagréablement le vieux chien.  

Et quoi la machine à expresso ? Ben je l'ai testée, puis remballée en son carton d'origine et filée à la mère de mon fils qu'a pas le palais cramé, elle, qu'aime le café elle, et qu'a une grande cuisine. J'ai cependant appris une chose lors du bref passage de l'encombrant engin en ma kitchenette. Qu'on avait un point commun tous les 2, qu'on valait pas tripette sans dosettes.