Monsieur le Préfet - Tranche de Vie

Monsieur le Préfet

Paris années 80. Là je suis avec mon pote Alain. En cette époque, il est jeune et brillant concepteur de pub comme moi, avenant et sympa comme moi. Et il a une splendide BM et pas moi. En son terrible engin, on fonce direction Bretagne pour un week-end pascal. Je lui fais civilement remarquer qu’il roule beaucoup trop vite mais il s'en fout. Le rêve armoricain sans doute.

Un rigolo cet Alain. Capable de débarquer chez toi à l'aube et t'embarquer de force dans la BM à la poursuite de sa meuf partie à Deauville avec un salopard de première, puis de changer d'avis et faire demi-tour après une heure de route ; pour se raviser à nouveau aux premières lueurs de Paris et exécuter un nouveau volte-face. En général c'est là que tu descends de l'histoire, non sans avoir froidement exigé qu'il te redépose en ton chez toi douillet, à la suite de quoi il pourra faire tout ce qui lui passe par la tête, mais sans moi.

Bon, là on n'est pas à la poursuite sanguinaire de la meuf, on va simplement la rejoindre dans une baraque chez des potes. Et donc Alain fonce, sourd à mes appels de freins. Pourtant les médias l'ont braillé en long et large : Week-end rouge, radars partout ! Peut-être qu'Alain fonce parce qu'il fonce toujours, y compris dans la conversation. C'est d'ailleurs un peu gonflant, à peine tu l'accueilles sur le pas de ta porte qu'il te pose déjà trois questions, sans oublier de reposer en cours de réponses trois nouvelles questions etc... Ou peut-être qu'il fonce sur cette route de Bretagne parce qu'il a très envie d'elle, son amie Katia. Ou peut-être encore qu'il secrètement se tourmente : la belle n'a-t-elle pas fait quelques heures plus tôt le même voyage avec un vieux copain à elle ? Nan man', j'ai confiance ! assure-t-il l'aiguille frôlant le 260.

Je connais pas encore le vieux copain de Katia mais ça va pas tarder. Au début je crois à une blague, à un gentil surnom dérisoire qu'il s'attribue dans la complicité de son cercle intime. Le maître du monde, voilà le surnom, la blague. Mais en fait c'est pas une blague. Sans blague. Il le croit, et Katia a l'air de le croire aussi. Bien sûr il y est pas encore tout à fait, Maître du Monde c'est duraille comme boulot et il a que 26 ans, mais c'est du sérieux. La preuve : il a déjà une Saab cabriolet 900 turbo noir orangé décapotée, avec laquelle il a du faire le trajet en deux fois moins de temps que cet empoté d'Alain, en plus des romantiques embruns salés giflant les amants et leur insolence. Allez, un petit slogan pour le pote à Katia : A la saab comme je te pousse ! (cherchez pas, ça veut rien dire).

Pendant le week-end, le maître du monde et le clampin à la BM préparent des moules qu'ils font cuire dans l'eau telles de vulgaires coquillettes. Nan nan, ils le font pas exprès, par détestation mutuelle. C'est juste qu'y sont un peu empruntés, un peu branques, tiraillés entre la vie des ménages et celle des garages. C'est qu'on peut pas être à la fois au moteur et au moulin, comme dit l'adage.

Flassshhhh Backkk sur la route de la veille !!!... Ça, pour une surprise ! Arrêt de la BM par les radars et gendarmes 500 m plus loin sur la départementale. Sans souci de vengeance, je me gondole in petto tandis que le gars Alain s'explique comme un garçonnet avec le maréchal des logis chef. Pis tant qu'à faire on finira sans doute le trajet aller vivants.

Ça, on peut dire que les hommes de la maréchaussée lui ont un peu brisé là son élan, à l'Alain. Y' a désormais comme un laisser-aller dans l'allant du verbalisé. Ouais, fait nettement moins son fringuant maintenant, un peu vexé pour tout dire, tandis que côté siège passager j'apprécie les paysages à vitesse limitée. Heureusement le Seigneur essuie tout et la joie de vivre reprend vite le dessus. Humour toujours car finalement, avec une bonne lettre de motivation, on doit bien pouvoir la faire sauter cette contravention non ?! Les deux compères avalent alors les bucoliques départementales en imaginant alternativement la missive la plus convaincante :

- Monsieur le Préfet, traversant présentement une situation affective difficile pour ne pas dire hostile, vous comprendrez certainement que j'avais à cœur de m'en sortir au plus tôt, d'où le regrettable et onéreux incident que vous savez... (Alain)  

- Monsieur le Préfet, le sentiment mystique qui m'étreint chaque année au lendemain de la crucifixion du Christ et à la veille de son immaculée résurrection explique le malencontreux enthousiasme qui m'a fait subitement écrabouiller le champignon... (Ancolies)

- Monsieur le Préfet, en sa fameuse double trilogie Les Rois Maudits, l'auteur a noir sur sang écrit : Ne fais aux autres ce que tu n'aimerais qu'ils te fissent. Si vous voyez ce que je veux dire. (Alain)

- Monsieur le Préfet, en plus de mon bec de lièvre j'ai un pied-bot et il arrive que j'éprouve une sensation de déséquilibre visuel qui m'amène à confondre les chiffres 90 et 190... (Ancolies)

- Monsieur le Préfet, si ça vous gêne pas, je vous échange une contravention usagée contre deux mois de communication servile et dévouée... (Alain)

- Monsieur le Préfet, j'avoue avoir du mal à comprendre votre logique citoyenne. Plus j'arrive tôt chez les potes à Katia, plus je débarrasse vite la route et le plancher, laissant ainsi la place aux autres conducteurs, non ? (Ancolies)

- Monsieur le Préfet, j'ai un truc à vous dire, mais pas devant tout le monde. (Alain)

- Monsieur le Préfet, c'est à regret que je me vois dans l'obligation de vous dessaisir de mon dossier. La nouvelle législation européenne est en effet très précise sur ce point : Le choix du lieu de jugement du délit est laissé à l'appréciation du véhicule verbalisé. Il s'avère qu'après consultation de ses avocats, ma voiture a choisi de rendre compte de ses actes au tribunal de Baderne-Baderne, bourgade militaire prussienne dont est originaire sa mère. (Ancolies)

- Monsieur le Préfet, je pense qu'il est temps que vous et moi ayons un entretien d'homme à homme. Retrouvez-moi ce samedi à 19 h aux pieds de la Vierge de Tréguier. Venez seul. Salutations. (Alain)

- Monsieur le Préfet, figurez-vous que j'ai fait un de ces rêves qu'on qualifie de prémonitoires. Vous étiez petit, j'étais très grand, et vous étiez très content de compter parmi mes amis... (Ancolies)

- Monsieur le Préfet, j'ai un empêchement pour 19 h. Par contre 20 h conviendra parfaitement. Surtout ne soyez pas en retard. Et venez seul. Salutations. (Alain)

- Pour vous le dire autrement, Monsieur le Préfet, c'est pas parce que les autoroutes du Seigneur sont impénétrables qu'il faut en rajouter. (Ancolies)

- Alors voilà, Monsieur le Préfet, strictement entre nous : ma femme me trompe. Enfin, peut-être. Vous feriez quoi à ma place ? Respectueusement. (Alain)

- Bien ça ! Salutations, Respectueusement… excellent ! Et tant que t’y es, tu surlignes au stabilo jaune servile et dévouée.

- Au stabilo jaune, sans blague ?

- Jaune ! te dis-je.

- Monsieur le Préfet, vos gendarmes prétendent que mon surmoi aurait commis des siennes. C'est absolument impossible, je n'ai aucun surmoi. Franchement. (Ancolies)

- Monsieur le Méfait, j'aimerais savoir ce que vous avez comme voiture. Et aussi si vous partez des fois en week-end. Et qui conduit ? Et si vous êtes amoureux de votre compagne ? Et s'il arrive que vos actes dépassent votre pensée ? Et si vous jetez toujours la pierre aux autres ? (Alain)

- Monsieur le Préf...

Tu peux arrêter, on est arrivés !