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Le moindre mal - Grande Nouvelle

Grande Nouvelle "Le moindre mal" est une grande nouvelle mise en ligne par "Emmalys".. Rejoignez la communauté de "De Plume En Plume" et suivez les mésaventures de Ned, Decke, Faren et cie...

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   Ned tomba sur celui qu'il cherchait presque par hasard, après avoir parcouru au moins la moitié des Halles, les épaules douloureuses d'avoir rasé les murs pour éviter de se faire remarquer. La présence d'un humain sur une station comme Tantale, restait un phénomène trop rare pour passer inaperçu, d'autant que Decke semblait connu dans cette partie de la station. Accoudé au comptoir d'une échoppe ambulante, c'était le seul client autour duquel il restait assez de place pour s'asseoir.

Il avait changé. La créature chétive qui avait émergé des décombres de la navette s'était muée en homme. Sa carrure s'était étoffée, ses traits s'étaient durcis, ses yeux au bleu délavés avaient pris une teinte outremer, plus sombre et profonde qu'un ciel de crépuscule. Il avait l'air tellement... différent. Ned se souvenait encore de l'expression perdue qui hantait ses traits quand les sbires de Séli l'avait embarqué. Aujourd'hui, il n'y en avait plus trace. Si les années passées sur Tantale l'avait marqué, son regard gardait cette lueur déterminée qu'il lui avait vue alors, cet éclat de vie que Séli s'acharnait à faire disparaître chez ceux qui pouvait lui résister.

Il ne faisait pas partie de la masse qui l'entourait, de ces gens aux espoirs volés, qui vivaient dans la peur, fantômes de ce qu'ils étaient, de ce qu'ils ne seraient plus et ils s'écartaient de cet être si différent qu'il en devenait hostile.

Ned le ressentit, lui aussi, et quelque-part au fond de son âme, un frisson de révolte l'empêcha de s'approcher. Il lui fallut quelques secondes pour reprendre ses esprits et rompre le cercle de solitude qui entourait Decke. Il prit le siège le plus proche pour engager la conversation. C'est à ce moment seulement qu'il vit la coloration violacée marquant la partie droite de son visage et le profond sillon encroûté de sang le long de l'arcade sourcilière. Un coup de botte, selon toute vraisemblance.

Frapper un homme à terre, c'était bien le style de Faren !

Ned commanda à boire. Decke ne semblait pas s'être rendu compte de sa présence et n'avait pas bougé d'un pouce.

-  Jolis bobos, commenta Ned en portant le verre à ses lèvres. Vous avez perdu le centre de gravité ?

-  Vous êtes un marrant, vous ! s'exclama Decke sans le regarder.

  Il avala son verre cul sec et en commanda un autre. A en juger par la tête du serveur, il avait au moins éclusé une bouteille et était bien parti pour en finir une deuxième.

-  Oui, on me le dit souvent...

 Decke souffla et reposa son verre.

-  Écoutez, je vais être clair : quoi que vous vouliez, je ne suis pas intéressé.

-   Mais je n'ai encore rien dit ! s'offusqua Ned d'un air faussement outré.

-   Vous savez, on m'a fait tellement de propositions bizarres depuis que je suis ici que dans le doute, je préfère me méfier.

-   Depuis que vous êtes sur Tantale ou depuis que vous videz bouteille sur bouteille ?

-   Les deux.

-  Bizarre dans quel genre ?

-   Un jour, un de mes collègues Sysyfe a voulu m'emprunter mes globes oculaires pour voir ce que ça faisait « d'avoir un champ de vision limité à cent-quatre-vingt degrés. » J'ai eu toutes les peines du monde à le persuader qu'une fois arrachés, mes nerfs optiques ne se régénéreraient pas comme le siens et que sa petite expérience me rendrait définitivement aveugle.

  Il avait l'alcool bavard, c'était plutôt bon signe.

-  Les Sysyfes ont un QI d'huître, c'est bien connu. Je dois avoir l'esprit mal tourné mais par « proposition bizarre », j'avais compris tout autre chose...

-  Disons que je viens de vous raconter la moins embarrassante, répliqua Decke en lui lançant un regard parfaitement clair.

  Ned révisa son jugement. Visiblement, il était loin d'être éméché, par conséquent, lui soutirer des informations allaient être un peu plus compliqué que prévu. Qu'à cela ne tienne, il y avait pire, comme compagnie et il n'était pas pressé.

-   Vous n'avez pas peur que ça s'infecte ? demanda-t-il en désignant son visage du menton.

  Decke se renfrogna.

-  Aucun risque, je purifie directement de l'intérieur !

  Il vida une nouvelle fois son verre pour illustrer son propos et s'en resservit aussitôt un autre sous le regard ahuri de Ned.

Décidément, ce type était une véritable éponge ! En même temps, il suffisait de voir son visage tuméfié pour comprendre que la vie sur Tantale était loin d'être une partie de plaisir. La plupart des gens se figuraient que, parce qu'ils évoluaient dans l'entourage de Séli, les membres de sa police et de sa garde rapprochée faisaient partie de l'élite de la station. Cela leur donnait une excuse de plus pour les haïr de les garder prisonniers dans cet enfer de métal...

S'ils savaient combien ils se trompaient...

  Soudain, un mouvement d'agitation, un peu plus loin, attira son attention. Decke le perçut aussi et se leva d'un bond. Quelque-chose n'allait pas. Ned remarqua alors qu'il portait toujours son arme de service et se tenait prêt à dégainer. Des coups de feu claquèrent, dispersant les gens qui, pris de panique, se mirent à courir sans vraiment savoir où ils allaient. D'autres, sans doute plus familiers de ce genre de situation, plongèrent au sol ou se ruèrent à couvert derrière les étals pour se mettre à l'abri.

Decke et Ned se baissèrent dans un parfait ensemble quand des projectiles sifflèrent à quelques pas de leurs positions et se réfugièrent derrière la seule protection valable aux alentours : une table de pique-nique à peine assez large pour eux deux. Prudent, le serveur, avait disparu derrière le comptoir, non sans penser à mettre ses meilleures bouteilles à l'abri, au creux de ses bras. Ned risqua un coup d’œil par-dessus le plateau pour repérer le tireur. Un Cyréen traversait l'allée d'un pas résolu, un fusil à pompe pointé sur ceux qui s'enfuyaient devant lui. Il en abattit plusieurs, froidement, à une vitesse ahurissante, sans même les regarder, sans jamais rater sa cible, comme s'ils n'étaient que des obstacles placés en travers de sa route. Son expression avait quelque-chose de vide, d'effroyablement détaché, un peu comme s'il n'était pas vraiment là... Les cris d'horreur, les suppliques, les pleurs des victimes ne semblaient pas l'atteindre.

La précision de ses gestes en était d'autant plus troublante.

  Vu les loubards qui traînaient dans les rues, Ned aurait pensé que les mercenaires avides de sang frais allaient répliquer mais non: ce furent les premiers à détaler. Décidément, la lâcheté n'avait plus de limites !

Il entendit un claquement sec et se retourna. Accroupi à côté de lui, Decke avait retiré le cran de sécurité de son arme et s'apprêtait apparemment à tenter une action défensive.

-  Vous n'allez quand même pas essayer de le neutraliser ?

  Decke posa sur lui un regard fiévreux.

-   Il faut bien que quelqu'un tente quelque-chose. La cavalerie ne va pas débarquer tout de suite et si beaucoup de gens sont armés sur Tantale, la plupart n'ont jamais appuyé sur la détente.

-   Il tire beaucoup plus vite que vous ! objecta Ned.

-   Je sais. Je vais juste tenter de gagner un peu de temps, histoire de faire ma BA du jour.

-   Votre BA ? Vous croyez vraiment que c'est le moment ?

-   Laissez tomber.

Ned prit une longue inspiration.

-   Bon, vous prenez à droite, je prends à gauche ? Tout seul, vous n'y arriverez pas.

  Decke fronça les sourcils. Sa mâchoire se crispa quand un cri étranglé résonna tout près d'eux.

-   Vous n'avez pas d'armes...

-   Non mais je peux détourner son attention.

-   C'est plutôt risqué, comme manœuvre.

-   Décidez-vous, ou il n'y aura plus grand-monde à sauver, insista Ned tandis que le Cyréen se rapprochait dangereusement de leur cachette.

-   Ok, prêt ?

-   Prêt !

  Ned plongea de son côté, Decke de l'autre mais à peine avaient-ils changé d'abri que le Cyréen opta pour une nouvelle cible. Quand les balles crépitèrent autour de lui, Ned sut que son plan avait fonctionné. Peut-être même trop bien. Il tenta de glisser un œil hors de sa cachette et essuya une nouvelle rafale, dangereuse proche, cette fois. Mais que foutait Decke ? C'était le moment où jamais de mettre le tireur hors jeu ! Qu'avait dit Jareck, déjà ? Ah, oui, que c'était un bon tireur mais plutôt du genre à compter ses cartouches qu'à les griller l'une après l'autre. A ce train-là, il avait plus de chances de s'en tirer en sautant carrément sur le Cyréen qu'en attendant que Decke se décide ! Peut-être qu'en criant « bouh ! », il aurait au moins l'effet de surprise...

Dire qu'il se trouvait fait comme un rat, planqué derrière une table de bar, tout ça pour avoir voulu taper la discute à un type qu'il avait seulement aperçu, sur cette même station, trois ans auparavant !

Mais que lui était-il passé par la tête ?

Le plateau de la table se fit déchiqueter par les balles, mettant un terme à ses récriminations. Alors qu'ils se jetait au sol pour éviter la prochaine salve, un coup sec retentit dans le silence brusque qui précédait une nouvelle charge, suivit d'un bruit sourd accompagné d'un gémissement.

Ned releva lentement la tête, juste assez pour voir la main tendue devant lui. Il l'accepta sans hésiter.

-   Ça va ? demanda Decke en l'aidant à se relever.

-   J'ai failli y rester, mais ça aurait pu être pire.

-   C'était votre idée.

-   C'est vrai mais je ne pensais pas qu'il vous faudrait deux heures pour l'abattre !

-   Ses réflexes dépassaient de loin les miens, j'avais intérêt à ne pas louper mon coup.

  Le regard de Ned glissa sur le corps du Cyréen, étendu sur le dos, à quelques pas de là. Sa poitrine se soulevait faiblement, signe qu'il était encore en vie.

-   Apparemment, vous l'avez raté...

-   Les morts ne parlent pas.

-   La justice de Tantale se fout de la vérité, répliqua Ned. Ce qu'il a à dire n'intéressera personne.

-   Moi, ça m'intéresse, fit Decke en remuant l'épaule avec une grimace.

  Une tache sombre poissait son vêtement à hauteur de la clavicule.

-   On dirait bien qu'il vous a eu.

  Il porta la main à sa blessure et grimaça à nouveau en regardant ses doigts maculés de sang.

-   Il a été plus rapide que moi. On aurait dit qu'il savait à l'avance ce que j'allais faire.

  Ned se gratta pensivement le menton.

-   Il n'y a guère que les Noctariis pour savoir faire ça, et encore, pas toutes...

Decke haussa les épaules.

-  Je sais... C'était juste une impression.

  Il se rapprocha du tireur, s'accroupit à côté de lui et lui releva la nuque avec une douceur étonnante. Le Cyréen était mal en point, il n'en avait plus pour longtemps, cependant, il ne laissait transparaître aucune souffrance, aucune forme d'émotion. Il ressemblait plus à une enveloppe vide qu'à une personne douée de conscience. Decke passa l'index devant ses yeux. Le Cyréen le suivit, la bouche scellée malgré sa respiration laborieuse.

-   Pourquoi ? murmura Decke en le regardant fixement.

  Des bulles de sang noirâtres naquirent sur les lèvres du tireur mais aucun son ne sortit de sa gorge. Il toussa, gonfla la poitrine et rendit son dernier soupir. Decke lui tourna délicatement la tête et suivit du doigt une ligne pâle qui faisait le tour de son crâne d'un air pensif.

-   Il faut croire que vous ne l'avez pas laissé en vie assez longtemps, fit Ned au bout d'un moment.

-   C'était déjà trop. Il n'aurait rien dit.

-  C'était prévisible.

  Decke fixa sur lui ses iris outremer où flottaient l'onde noire d'une colère refoulée.

-   Vous croyez ?

  Au loin, les sirènes de la milice résonnèrent étrangement dans les Halles où régnait désormais un silence de plomb.

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Auteur

Emmalys

27-03-2012

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Le moindre mal appartient au recueil Marche à l'Ombre

 

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