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La révolution peut attendre - Nouvelle

Nouvelle "La révolution peut attendre" est une nouvelle mise en ligne par "GillesP"..

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La Révolution peut attendre

Quelques feuilles, les unes jaunâtres, les autres déjà marron, se décollent à regret d’un arbre. Elles tourbillonnent, virevoltent un moment, hésitantes, puis, résignées, recouvrent finalement d’autres feuilles qui les ont précédées dans leur chute et jonchent déjà la chaussée. Une rafale subite s’amuse à les ressusciter pendant une poignée de secondes, puis elles s’affaissent à nouveau, quelques mètres plus loin. Le ciel passe du gris clair au gris foncé. Il va sans doute bientôt pleuvoir.

Pourtant, l’automne et les sanglots longs de ses violons, Madeleine et Céline n’en ont cure. Elles sont parties de la place de la Bastille et elles se dirigent vers celle de la République. 

Madeleine porte une pancarte, qu’elle brandit avec conviction, sur laquelle est écrit : un autre monde est possible. À côté d’elle, Céline agite un drapeau rouge d’où émergent, en blanc, un poing levé et un mégaphone, ainsi que trois lettres en bas, en noir, en gros, en gras et en capitales : NPA.

Toutes deux défilent, tête haute, au milieu de quelques centaines de personnes convaincues de la pertinence de leurs revendications. Tout changer, ne rien lâcher, aux capitalistes de payer leur crise, interdiction des licenciements, le pouvoir au peuple, halte à la casse sociale, hommes femmes même combat, nos vies valent plus que leurs profits, ils sont une poignée, nous sommes des millions, dégageons-les, qu’ils s’en aillent tous : tels sont les slogans que l’on peut lire, entre autres.

Là se côtoient, tant bien que mal, provisoirement rassemblés autour d’une même cause et contre un même ennemi, toute une foule bigarrée et un peu anachronique : on trouve ainsi pêle-mêle de vieux militants, toujours debout, du Parti communiste, des adhérents du Parti de gauche, des idéalistes qui, croyant encore à l’unité, arborent fièrement sur leur veste le logo du feu Front de gauche, quelques représentants de Lutte ouvrière, bien regroupés entre eux, des jeunes gens à peine sortis de l’adolescence qui viennent de prendre leur carte au Nouveau Parti anticapitaliste, une poignée de trotskistes du Parti ouvrier indépendant, des anarchistes, des altermondialistes d’ATTAC, des écologistes, des membres du collectif Ni putes ni soumises, des Chiennes de garde, trois Femen – et donc six seins nus –, des syndicalistes de la CGT, de FO, de Sud, de la FSU, quelques-uns de la CFDT – que les autres regardent d’ailleurs avec méfiance ou mépris ou les deux – et aussi des gens sans véritable affiliation politique, associative ou syndicale, venus là par simple conscience citoyenne ou peut-être par désœuvrement car une manifestation anticapitaliste, cela peut toujours meubler un samedi après-midi, après tout. Il faut dire que le mot d’ordre est tellement vague qu’il autorise cette unité temporaire entre tous ces gens qui, d’ordinaire, ont du mal à se supporter mutuellement. Peu importe, pour le moment, les expressions qui comptent, ce sont : pour un monde solidaire et halte au capitalisme sauvage.

Des camionnettes diffusent les chants habituels : Le Temps des cerises, Bella ciao, Le Chant des Partisans, Hasta siempre commandante, Bandiera rossa. Les voix des manifestants couvrent celles de Manu Chao, Noir Désir, Zebda et les Têtes raides. Une tempête révolutionnaire, non, plutôt une petite bise, flotte dans l’air.  

Ces hommes et ces femmes sont, à ce moment précis, fermement persuadés qu’un autre monde va advenir, bientôt. Bien sûr, le soir venu, lorsqu’ils vont rentrer chez eux, ce sentiment s’évanouira aussi rapidement qu’il est venu et ils vaqueront à nouveau à leurs occupations quotidiennes. Mais pour l’instant, la musique, les chants repris en chœur, les cris, les drapeaux, les pancartes, tout contribue à créer une transe qui se propage d’un bout à l’autre de la manifestation et galvanise les marcheurs. C’est beau, oui ! Un peu vain, mais beau.

 

C’est la veille que Madeleine et Céline ont décidé ensemble de se joindre au mouvement, de venir grossir les rangs du cortège. Depuis quelques mois, elles se sont en effet peu à peu rapprochées l’une de l’autre. Après sa rupture aussi brutale qu’inattendue, Madeleine a été, cela peut se concevoir, déboussolée. Céline s’est vite aperçue que quelque chose n’allait pas chez sa collaboratrice. Cette dernière a fini par révéler, fin septembre, qu’elle traversait un moment compliqué dans sa vie personnelle. Il n’a pas été très difficile pour Céline de comprendre de quoi il s’agissait. Comme à son habitude, elle a fait preuve de douceur. Il ne sert à rien, s’est-elle dit, de tempêter ou de menacer une personne qui travaille sous ses ordres, surtout lorsque jusqu’à présent celle-ci a donné entière satisfaction. Si l’on fait preuve de pression, la situation, alors, ne peut que se détériorer encore davantage. Tant pis si, durant un temps, le travail est moins productif. Patience et longueur de temps font plus que etc.

Mais Céline ne s’est pas contentée d’attendre, elle a aussi réconforté Madeleine comme elle a pu, elle lui a dit je suis là si tu as besoin de parler, elle lui a dit le départ de Jacques, au bout du compte, est peut-être un mal pour un bien, elle lui a dit il faut laisser du temps au temps, elle lui a dit tu vas prendre un nouveau départ dans ta vie, ne t’inquiète pas. Des mots simples, convenus, un peu factices, malgré tout apaisants.

Les relations entre les deux femmes ont bientôt pris un autre tour, sans que ni l’une ni l’autre n’y prenne garde. Elles se sont habituées à rester discuter toutes les deux, après la fermeture de la rédaction. Madeleine s’est épanchée, timidement au début, puis avec de moins en moins de retenue. En libérant sa parole, elle a pu extérioriser sa souffrance de femme brusquement délaissée, quittée au bout de tant d’années d’une vie de couple tranquille et sans soubresaut. Jour après jour, elle s’est sentie de moins en moins mal, de moins en moins triste, de moins en moins seule, aussi. Céline a écouté les effusions de Madeleine avec de plus en plus d’empathie. Au bout d’un moment, elle a commencé à se dévoiler à son tour, elle a confié à Madeleine quelques bribes de son intimité.

Céline a grandi autour de parents peu unis. Son père criait souvent sur sa mère. Sur elle aussi, parfois. Ni elle ni sa mère ne disait jamais rien. Elle était trop petite, sa mère trop habituée. Son père est mort il y a de nombreuses années. Une cirrhose. Une ou deux fois par an, elle accompagne quand même sa mère au cimetière des Marches, près de Chambéry, pour se recueillir sur sa tombe.

Céline est un peu plus jeune que Madeleine. Elle revendique un féminisme absolu, jusqu’au-boutiste. Elle milite depuis longtemps pour l’entière indépendance de la femme, pour son émancipation totale de l’homme. Elle est fermement convaincue qu’un jour, les femmes pourront se passer des hommes et les utiliser comme simple outil de procréation. Qu’un homme puisse inviter une femme au restaurant et payer l’addition l’agace. Si un homme vient à offrir des fleurs à une femme, c’est forcément qu’il est mal intentionné, qu’il a une idée derrière la tête ou qu’il lui a été infidèle. Céline ne conçoit pas qu’on puisse avoir besoin de se reposer dans les bras d’un homme. Se blottir tout contre l’épaule d’un homme l’insupporte. Avoir un homme pour supérieur hiérarchique lui fait horreur. Elle n’a jamais vécu avec un homme et n’en éprouve pas la moindre envie. Elle a bien essayé par le passé, quelques rares fois, aiguisée par la curiosité, de coucher avec des hommes et n’en a éprouvé que dégoût ou ennui. On peut dire, sans craindre de commettre une erreur grossière, qu’elle n’aime pas beaucoup les hommes.

 

Peu à peu, Madeleine a remonté la pente, grâce à Céline, qui l’a introduite dans les milieux qu’elle fréquente, ces groupuscules disparates où se croisent des féministes radicales, des altermondialistes rêveurs, des écologistes décroissants, des trotskistes dogmatiques, quelques marginaux, aussi, pas toujours très clairs dans leurs idées, mais dont la douce folie peut devenir contagieuse, ou du moins sympathique. La conscience politique de Madeleine, assoupie depuis de longues années, s’est réveillée, à mesure qu’elle s’est sentie devenir plus proche de Céline. Depuis plusieurs semaines, les deux femmes se voient désormais presque tous les soirs, et même les week-ends, souvent.

 

La troupe disparate parvient bientôt à destination, place de la République. Une odeur de friture les attend. Céline et Madeleine achètent deux hot-dogs, qu’elles dévorent tout en écoutant la harangue d’un leader syndical qui incite à la résistance, mieux que cela, même, à l’insurrection populaire contre l’ennemi aux multiples visages ; par cette expression, il désigne à la fois les présidents des multinationales, les rentiers richissimes, les experts de la finance, les grands banquiers, les actionnaires milliardaires et plus généralement tous ceux qui, bien que représentant à peine un pour cent de la population mondiale, détiennent à eux seuls plus de quatre-vingt-dix-neuf pour cent de la richesse de la planète. Il accuse aussi les gouvernements qui se sont succédé depuis plus de trente ans de faiblesse, voire de collusion avec toutes ces stars du monde économique. Il termine son discours en appelant à un nouvel humanisme : l’humain d’abord, crie-t-il. Il marque une pause, puis ajoute : c’est l’économie qui doit être au service de l’homme, et non l’inverse. Il est plutôt bon orateur, il manie les mots avec verve. C’est un beau discours. Un peu vain, ponctué ça-et-là de quelques relents poujadistes, mais beau, dans l’ensemble.

C’est maintenant l’heure de se disperser. On se dit au revoir, à bientôt, c’était une belle manifestation, mais ce n’est pas fini, on ne va pas en rester là, il faut amplifier le mouvement, continuer le combat, convaincre l’opinion publique etc. Désormais seules, encore un peu électrisées par l’atmosphère séditieuse, Céline et Madeleine se mettent à la recherche d’un café. Elles ne tardent pas à en dénicher un, dans une des rues adjacentes. Comme le vent de révolte les a réchauffées, elles s’installent en terrasse, malgré la brise. C’est l’heure de refaire le monde. Elles tombent d’accord sur à peu près tout. Céline profite d’un bref moment de silence entre elles, chacune reprenant son souffle, pour glisser :

- On est bien toutes les deux, non ?

Madeleine acquiesce. C’est vrai. Un halo de paix l’entoure. Elle se sent bien. Vivante. C’est elle qui fait le premier pas. Elle avance un peu son visage, les yeux plantés dans ceux de Céline. Madeleine ne voit pas sa responsable éditoriale. Elle ne voit pas sa collègue. Elle voit une amie, une complice, une intime. Quelqu’un qui pense comme elle, qui partage les mêmes conceptions de la vie. Une femme dont elle aime le visage rond, les yeux pétillants de malice, la bouche charnue. Elle y pose ses lèvres. Aucune résistance ne lui est opposée.

 

Quelques secondes hésitent à s’écouler. Des gouttes de pluie se mettent à tomber. Ni l’une ni l’autre n’y prête attention.

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GillesP

06-05-2017

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La révolution peut attendre appartient au recueil quelques textes

 

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