L'homme pressé - Texte court

L'homme pressé

5H00. Jean Charles bondit du lit.

Dans sa précipitation, il emporte d’un revers de manche la lampe de chevet dont l’ampoule vole en éclats opalins sur la pile de magazines « Géo ». Tout aussi brusquement, il s’engouffre dans la cabine de douche, bouscule de l’épaule l’étagère d’où tombe un flacon mal rebouché la veille. Le précieux liquide de Jean Paul Gaultier se répand sur la céramique du bac. Jean Charles dérape et se raccroche à la poignée métallique de la cabine s’écorchant l’index gauche.

Jean Charles est maintenant tout à fait réveillé !

Tout en décrochant de  sa main droite le drap de bain lavande accroché amoureusement la veille au soir par Bénédicte à la patère en bois d’olivier, il sort son rasoir de la commode demie lune. Séchant  nerveusement son torse humide, il déclame le début de son intervention de ce soir. Les lames du Remington finissent de glisser rapidement sur ses joues, ayant transformé en quelques instants le méditerranéen hirsute en viking imberbe, tandis qu’il vient d’achever l’introduction de son discours.

Dans la pièce voisine, Bénédicte n’a pas bougé d’un sourcil.

Slalom entre les pots de fleurs disposés en quinconce sur les marches de marbre blanc à peine veiné de rose. Rétablissement total au bas de l’escalier, arrivée triomphale sans heurts aucun à la cuisine pour son premier expresso de la journée.

Petite foulée vers le dressing pour choisir non pas une cravate mais la cravate du jour.

Car Jean Charles est  focaliophile. Il a une véritable passion pour les cravates au point qu’il les collectionne,  comme d’autres collectionnent les timbres, les porte clés, les bandes dessinées ou les papillons. Il en a tant qu’il est difficile d’évaluer le montant de sa collection : une bonne centaine, peut être plus, car on lui voit rarement  la même. Chaque matin, devant sa glace,  il rend hommage à Brummell !

Pour Balzac la cravate était « le parfum de l’homme ». La cravate est pour Jean Charles un véritable parfum, ce qui ne l’empêche pas  de se parfumer délicieusement et abondamment.

Et pour poursuivre avec les dires de l’ami Honoré, elle « n’est pas seulement pour lui un utile préservatif contre les rhumes, torticolis, fluxions, maux de dents et gentillesses du même genre, c’est une partie essentielle et obligée de son vêtement, qui dans ses formes variées, apprend à le connaître. »

Ambassadeur de sa province ensoleillée, celle d’aujourd’hui est une fine mousseline de soie dans un dégradé d’orangés en accord parfait avec son costume de flanelle gris clair et sa chemise ivoire.

Sur le point de tourner la clé de la porte d’entrée,  projeté dans la lumière d’un soleil encore timide, il fait marche arrière pour rédiger sur l’ardoise de la cuisine un petit mot tendre que Bénédicte découvrira à son lever.

Sur les premiers accords du dernier CD de Françoise Hardy, le 4/4 sort  en trombe du mas, direction la capitale.